Cette réflexion nous est proposée par Alain Toulza :
"En complément de l’analyse que j’ai livrée récemment sur les pièces de Roméo Castellucci, j’avais retranscris une partie de l’entretien donné à un site dénommé Flu, à propos de sa pièce Genesi, dont cet échange de phrases à propos de l’idée du « corps sans organe » cher à Antonin Artaud : A la question « Etes-vous également sensible à la dimension métaphysique du corps sans organes, à cette recherche, à travers l’image du corps sans organes, d’un autre lieu de parole… ? », Castellucci répond :
« Je me suis beaucoup intéressé à cette question de corps sans organes, à ce discours particulièrement impressionnant aux conséquences extrêmes, presque insupportables. Le corps sans organes est un corps libéré… »
Flu : « notamment de Dieu »
Castellucci : « oui, du jugement divin, de l’Etat, de la médecine… un corps libéré aussi de lui-même »
Par son côté extravagant ce concept de « corps sans organe » me rappelait quelque chose et je me suis souvenu tout d’un coup que, dans mon ouvrage Le meilleur des mondes sexuels publié en août 2008, j’avais eu l’opportunité d’utiliser cette formule. Je viens de la retrouver dans le chapitre consacré à l’analyse de la théorie du Genre, plus précisément aux précurseurs de cette théorie, dont Deleuze. Je livre à vos lecteurs ce qu’il en est dit, mot pour mot :
« Gilles Deleuze (1925-1995)
Professeur de philosophie à l’université de Vincennes, admirateur de Nietzsche et marxiste avoué. Avec Félix Guattari (lui-même psychanalyste d’extrême gauche influencé par Marx, Sartre, Freud et Lacan, et créateur du concept, très utilisé en théorie queer, de « déterritorialisation du corps »), il est co-auteur de L’anti-Œdipe (1972). On lui doit la formulation de « corps-sans-organe » (CsO), matrice d’une définition anti-oedipienne et anti-psychanalytique du désir sexuel. Foucault disait de lui qu’il représentait sans doute l'expression la plus pure de la pensée de la différence sexuelle. Il a publié, entre autres, Présentation de Sacher-Masoch : la Vénus à la fourrure (1967), Foucault (1986), ainsi que des cours, des articles (Du Christ à la bourgeoisie ; Nietszche, sens et valeur), des entretiens et des correspondances. Echantillons d’une élucubration encensée par l’intelligentsia :
* « Pourquoi pas marcher sur la tête, chanter avec les sinus, voir avec la peau, respirer avec le ventre… Là où la psychanalyse dit : arrêtez, retrouvez votre moi, il faudrait dire : allons encore plus loin, nous n’avons pas encore trouvé notre CsO, pas assez défait notre moi… De même que vous ne savez pas ce que peut un corps, de même qu’il y a beaucoup de choses dans le corps que vous ne connaissez pas, qui dépassent votre connaissance, de même il y a dans l’âme beaucoup de choses qui dépassent votre conscience… Défaire l’organisme n’a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d’intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d’un arpenteur… » (Cours sur Corps sans Organe)
* « En revanche, l’idée de Michel (Foucault) que les dispositifs de pouvoir ont avec le corps un rapport immédiat et direct est essentielle. Mais pour moi, c’est dans la mesure où ils imposent une organisation aux corps. Alors que le corps sans organes est lieu ou agent de déterritorialisation (et par là, plan d’immanence du désir), toutes les organisations, tout le système de ce que Michel appelle le « bio-pouvoir » opèrent des reterritorialisations du corps. » (Désir et plaisir, correspondance 1977) » (fin de citation)
J’ajoute que Deleuze a fortement influencé le courant le plus dur du mouvement homo-lesbien « queer », celui des « constructivistes » qui tient la dualité sexuelle pour non avenue et postule une totale « indifférence » des sexes, un état qui cesserait de connoter un individu, voire qui cesserait d’être et qui, au besoin, pourrait être modifié par la technoscience. Cette voie maximaliste, d’inspiration anarchiste et fortement soutenue par la communauté transsexuelle, prône la « déterritorialisation » du corps sexuel.
L’idée principale est que l’affectation des organes du « territoire sexuel » à une fonction déterminée (érotique ou reproductive) est un produit de la construction « politique » de la différenciation sexuelle et de la hiérarchisation normative qu’elle induit : « La division de l’humanité entre deux catégories distinctes, hommes et femmes, ne va pas de soi, y compris sur un plan physiologique ou anatomique » et il n’y a pas de lien fonctionnel « entre les organes sexuels (désignés comme tels) et reproductifs, les zones érogènes et l’orientation du désir » (Sylvie Tomolliol, Multisexualités et Sida). D’où la nécessité de procéder à des « détournements des technologies du corps… des réappropriations et des détournements de la médecine anatomique et de la pornographie, entre autres, qui ont construit le corps straight (sexuellement correct, NDLR) et le corps déviant moderne » (Béatriz Preciado, L’Empire sexuel)
Voilà quelles sont les sources spirituelles cachées de Roméo Castelluci.