Dans son analyse de l'encyclique, Jean-Yves Naudet appelle à ne pas faire de contresens. Extraits :
"[…] ceux qui s’inquiètent de ce regard critique du pape confondent souvent la critique du marché et celle de la société marchande et de consommation. Oui, il est très critique de la société consumériste. Mais Jean-Paul II ne l’était-il pas tout autant : « La société de consommation ne rend pas les hommes heureux » avait-il déclaré en 1980 aux jeunes Français réunis au Parc des Princes. Dire de cette façon, par cette formule, que l’homme ne vit pas seulement de pain a tout simplement la nouveauté de l’Évangile.
Le glissement de l’économie de marché, légitime dans son ordre, à la société marchande, où tout s’achète et se vend, les éléments du corps humain, quand ce n’est pas l’homme lui-même, les produits les plus illicites ou immoraux, voire, avec la corruption, les autorisations administratives, ou, avec des formes extrêmes de lobbying, les votes des parlementaires, et même parfois les diplômes universitaires, ce glissement n’a jamais été accepté par l’Église. Le marché, comme tout instrument, connait des limites et ne peut s’appliquer à tous les domaines.
D’ailleurs, même s’il appelle vigoureusement les hommes politiques à agir et à prendre leurs responsabilités, il connaît les limites de l’action politique, du désir « d’immédiateté » (n. 178), allant jusqu’à souligner « la myopie de la logique du pouvoir », qui n’est pas sans rappeler ce que les économistes appellent le public choice : les gouvernants sont plus sensibles aux effets immédiats et visibles qu’aux effets à plus long terme et invisibles, et « les résultats demandent beaucoup de temps et supposent des coûts immédiats, avec des effets qui ne seront pas visibles au cours du mandat du gouvernement concerné » (n. 181) : on ne saurait mieux définir la myopie des gouvernants et les thèses du public choice.
Une lecture attentive du texte montre que la critique principale s’adresse plus à la logique technique et technocratique, au « pouvoir technologique » qu’au marché lui-même. Benoît XVI avait déjà abordé ce thème, en expliquant que l’impact technique positif ne suffisait pas à justifier une décision (soigner quelqu’un au prix de la destruction d’une autre vie humaine par exemple) et donc que la fin ne justifiait pas les moyens. Conséquence : « Le paradigme technocratique tend aussi à exercer son emprise sur l’économie et sur la politique » (n. 109). Il faut donc nous en libérer (n. 122). Question d’éducation, question d’éthique.
Il est frappant d’ailleurs de voir combien cette question de l’éthique est centrale dans l’encyclique : le terme est cité 26 fois (et celui de morale sept fois), alors qu’un mot comme « État » n’y figure que huit fois (et le mot marché 17 fois). Certes, un mot peut être souvent cité pour le critiquer, mais on voir bien que le pape ne s’exprime pas d’abord en « économiste » ou en « politique », ce n’est pas son rôle, mais en moraliste. Bien sûr, cela ne l’empêche pas de critiquer certains mécanismes économiques, ou d’en proposer d’autres, mais c’est d’abord un appel à la conscience, à l’éthique, qu’il lance.
De même, il fait plus souvent appel à des mécanismes décentralisés, à des corps intermédiaires, à la famille, aux associations pour faire évoluer les choses qu’à un pouvoir centralisé. On est bien plus dans l’appel à la responsabilisation de la société civile que dans le collectivisme que certains ont cru déceler.
Il y a même des passages que les critiques se sont bien gardés de souligner, comme celui concernant les entrepreneurs, quand il affirme (n. 129) que « pour qu’il continue d’être possible de donner du travail, il est impérieux de promouvoir une économie qui favorise la diversité productive et la créativité entrepreneuriale ». Et un peu plus loin quand il défend « une liberté économique dont tous puissent effectivement bénéficier », ce qui peut nécessiter des limites au pouvoir de certains et qu’il souligne que l’activité d’entreprise est « une vocation noble orientée à produire de la richesse et à améliorer le monde pour tous ». Tout cela ne me semble pas très « collectiviste ».
Il y a aussi l’idée, très thomiste, que la loi ne suffit pas à tout régler : « L’existence de lois et de normes n’est pas suffisante à long terme pour limiter les mauvais comportements, même si un contrôle effectif existe. Pour que la norme juridique produise des effets importants et durables, il est nécessaire que la plupart des membres de la société l’aient acceptée grâce à des motivations appropriées et réagissent à partir d’un changement personnel » (n. 211). Et cela nécessite de solides vertus. La loi ne suffit donc pas, et l’on retrouve le rôle de la morale, donc de l’éducation, etc. […]"