Jeudi 9 décembre, les membres de la Commission nationale du patrimoine et d’architecture (CNPA) ont rendu, après délibération, un avis positif sur le programme de réaménagement intérieur préparé par le diocèse de Paris. Le projet a trait en particulier au mobilier et à l’aménagement de l’espace intérieur de la cathédrale, classé monument historique. Le programme du diocèse prévoit en particulier un nettoyage complet des 24 chapelles de la cathédrale, déjà en mauvais état au moment de l’incendie.
Mais la CNPA a aussi refusé certaines propositions, ou émis des réserves sur d’autres. Par exemple, ses membres ont écarté la mise en place d’un espace de prière au niveau du chœur, en raison de la fragilité du sol qui remonte à l’époque médiévale. Les membres de la CNPA ont également refusé le déplacement des statues de saints présents sur les autels des chapelles. De même, ils n’ont pas accepté une partie du nouveau mobilier, comme un modèle de bancs à roulettes équipés de lumignons pour faciliter les déplacements en cas d’affluence.
Mais la CNPA n’a pas rejeté le retrait d’une partie du mobilier dessiné par Viollet-le-Duc, comme les confessionnaux ou encore l’installation d’œuvres d’art contemporain dans chaque chapelle de la cathédrale, la mise en place d’un parcours catéchuménal, au moyen de projections vidéo sur les murs.
En juin 2019, Marc Alibert, architecte honoraire des Bâtiments de France, avait plaidé dans Valeurs Actuelles contre la dénaturation de Notre-Dame. C’est toujours d’actualité :
Le manque de goût conduit au crime, nous dit Viollet-le-Duc, dans son dictionnaire médiéval et il poursuit :
« Le goût est l’habitude du beau et du bien ; pour être homme de goût, il est donc essentiel de discerner le bien du mal, le beau du laid. […] [Il] n’est que l’empreinte laissée par une éducation bien dirigée, […] le reflet du milieu dans lequel on vit. Savoir, ne voir que de belles choses, s’en nourrir, comparer ; arriver, par la comparaison, à choisir […] . Le respect pour le public est, de la part d’un artiste qui produit une œuvre, la première marque de goût. Or la sincérité est la meilleure façon d’exprimer le respect. »
Ses milliers de dessins l’ont conduit à s’occuper de Notre-Dame où son génie s’est manifesté par une magnifique flèche en plomb repoussé, la plus belle des réalisations conçues dans la manière du XIII siècle. Viollet-le-Duc n’a fait que remplacer celle qu’on avait démontée à la Révolution en s’inspirant des flèches des cathédrales d’Amiens et d’Orléans, cette dernière venant tout juste d’être édifiée en 1856. Il imagina deux niveaux ajourés et conféra à l’ensemble une dynamique ascensionnelle par l’étagement des statues des apôtres à la base.
L’ensemble est là tout entier, d’une parfaite proportion sans ajout parasite. Car dessiner le patrimoine, c’est non seulement faire preuve d’un savoir ou d’une pratique, mais c’est aussi acquérir une solide culture. Notre-Dame de Paris est l’une des plus belles œuvres sorties de la main de l’homme. Elle est la “ perle ” de Paris dédiée à la “ perle ” du Créateur. Nos ancêtres y ont mis tous leurs savoirs, leur cœur et leurs prières. Leurs âmes étaient remplies de la grâce : « Pour peindre les choses du Christ, il faut vivre avec le Christ », disait le bienheureux Fra Angelico. Ce chef d’œuvre est l’élévation même de la pensée chrétienne, ses défauts ajoutant à sa puissance expressive. Ainsi le chevet de la cathédrale avec son éventail d’arcs-boutants de 15 mètres de volée et où le point d’application des forces est encore empirique, est une des plus admirables productions du génie français. C’est sous l’allure d’un vaisseau majestueux qu’apparaît l’abside de Notre-Dame. « Fluctuat nec mergitur. »
Plus la structure d’un site est achevée, plus sa force est évidente en sorte qu’aucun changement n’apparaît possible ; ainsi, dans un beau poème on ne peut changer un seul mot. La cathédrale de Paris est le cœur de notre civilisation, et l’on s’y précipite pour revivre l’histoire engrangée dans cette musique pétrifiée. Ainsi Viollet-le-Duc n’a pas trahi la cathédrale, il l’a magnifiée par les symboles des quatre évangélistes et les douze apôtres. Ils sont partis avant l’incendie du 15 avril dernier pour retrouver leur belle couleur d’antan, le cuivre rouge.
Notre époque choisit l’éphémère contre la durée
C’est pourquoi nous devons reconstruire cette flèche à l’identique avec ses fleurons qui grimpent jusqu’au coq et qui sont un rappel de la modénature. L’intrusion d’éléments contemporains dans cet ensemble ancien prendrait à contre-courant la spiritualité des lieux. « Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pas la prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui n’allumerait personne », disait Léon Bloy. Car notre époque choisit l’éphémère contre la durée, le virtuel contre le réel, la culture de la fête contre la transmission du savoir. Certains artistes essaient de trouver une légitimité en s’appropriant maintenant les monuments historiques. Mais peut-on faire dialoguer des artistes aux pleins pouvoirs avec des monuments sans défense ? Il y a comme une complicité des maîtres d’œuvre et des maîtres d’ouvrage pour se passer de la sanction du public. L’art n’est pas une distraction, il est une élévation. La tradition et la discipline sont les vraies nourrices de l’originalité.
Le bon goût, comme la vérité, ne s’impose pas, il persuade ; il possède ce privilège de s’inscrire dans la durée. Éduquer à la beauté, à l’admiration, c’est développer la faculté de contempler. L’architecture, art majeur, a pour mission d’apporter à l’humanité des satisfactions sensorielles indispensables à son bien-être spirituel. Si le progrès technique améliore son confort, la présence permanente du beau lui procure un équilibre mental générateur de l’amour de la vie.
Avec l’art contemporain, nous sommes passés d’un art contemplatif à un art idéologique : on crée aujourd’hui sur la table rase de son moi. L’individualisme postmoderne semble rejeter l’objectivité du beau, tout est relatif. Le beau met la joie dans le cœur de l’homme. La culture doit redevenir un art et non un commerce, une séduction et non une provocation. Cette révolte de l’art a cependant une excuse : l’angoisse des praticiens devant l’accablante richesse des œuvres du passé. Comment créer encore après de tels sommets ? Ne sachant plus comment dépasser la tradition, on l’a niée. Ce nombrilisme nous rend conscients de la laideur angoissante voire déconcertante de presque tout ce qui se crée, du vide artistique dans lequel nous vivons, et du désert culturel qu’engendre l’explosion du divertissement de masse. « Personne ne peut vivre sans délectation. C’est pourquoi celui qui est privé de délectations spirituelles se tourne vers les charnelles », expliquait saint Thomas d’Aquin.
L’art est avec la religion ce qui nous communique le sentiment de l’éternité. Il se moque de la modernité : ce n’est ni une agression, ni un jeu, ni une tactique, ni un trucage. C’est la libre reproduction du beau, non pas de la seule beauté naturelle, mais de la beauté idéale, un lien secret entre des solitudes qui s’ignorent, un vieux langage qui parle à voix basse des choses éternelles de l’homme. Mais comment tirer l’infini du fini ? Là est la difficulté de l’art, mais aussi sa gloire : arriver à l’âme par le corps. Ce que l’artiste réussit à exprimer dans ce qu’il peint, ce qu’il sculpte, ce qu’il crée n’est qu’une lueur de la splendeur qui lui a traversé l’esprit pendant quelques instants. La finalité de l’art ne serait-elle pas l’expression de la beauté morale à l’aide de la beauté physique ? Les œuvres d’art contemporaines réellement réussies sont celles qui savent prendre en compte le passé pour mieux le prolonger et l’enrichir. « L’artiste qui ne professe pas les vérités de la foi ou qui vit éloigné de Dieu dans sa mentalité et dans sa conduite ne doit en aucune manière toucher à l’art religieux ; il lui manque en effet cette sorte d’œil intérieur capable de lui montrer ce qui est requis par la majesté de Dieu et par son culte », disait le pape Pie XII.
La flèche de la cathédrale est venue comme une lance transpercer le cœur enflammé de l’édifice, allusion au sacrifice du Christ ; et que dire du départ, quatre jours plus tôt, des douze apôtres qui avaient abandonné le Seigneur. Quel signe et quel avertissement !