Le père Frédéric Louzeau, né en 1968, est ingénieur des Mines de Paris spécialisé en physique nucléaire. Il a été ordonné prêtre pour le diocèse de Paris en 1998. Docteur en théologie et en philosophie, il est professeur titulaire de morale sociale à la Faculté Notre-Dame (Paris) et directeur du Pôle de recherche du Collège des Bernardins. Il est l'auteur de la méditation de ce jour pour La Neuvaine.
Le grain de blé et la graine de moutarde
En temps de crise, lorsque l’inertie spirituelle ou l’agressivité semblait l’emporter, le Christ Jésus décida de parler en paraboles, c’est-à-dire de cacher le trésor du Royaume de Dieu dans des énigmes, incitant ainsi les foules à faire un pas en sa direction pour en comprendre le sens. Dans l’évangile selon saint Marc, le discours parabolique s’achève par deux micro-paraboles, deux graines de paraboles oserait-on dire, qui donnent, à mes yeux, une clé de discernement de la situation et de l’avenir de la France.
Il en est du règne de Dieu comme d’un homme qui jette en terre la semence : nuit et jour, qu’il dorme ou qu’il se lève, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D’elle-même, la terre produit d’abord l’herbe, puis l’épi, enfin du blé plein l’épi. Et dès que le blé est mûr, il y met la faucille, puisque le temps de la moisson est arrivé.
[Le règne de Dieu] est comme une graine de moutarde : quand elle est semée sur la terre, elle est la plus petite de toutes les semences. Mais quand elle est semée, elle grandit et dépasse toutes les plantes potagères ; et elle étend de longues branches, si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leur nid à son ombre. (Mc 4,26-29)
Dans la première des paraboles, il est question d’un grain de blé semé par un homme. Entre le moment des semailles et celui de la moisson, sans qu’il le sache, la semence grandit elle-même. Ainsi, à partir du moment où il a semé la Parole du Règne, le Christ est certain qu’elle portera du fruit, sans que lui-même puisse savoir de quelle manière les mots qu’il a répandus travaillent le cœur des hommes. D’ailleurs, la présence d’une poignée de disciples autour de lui est déjà le signe que les semailles ont trouvé une bonne terre. Au passage, nous avons à travers cette petite parabole une attestation parmi d’autres de la conscience qu’avait le Christ de sa divinité, puisqu’il s’applique à lui-même les paroles qu’Isaïe attribue au Seigneur : « ma parole, qui sort de ma bouche, ne me reviendra pas sans résultat, sans avoir fait ce que je veux, sans avoir accompli sa mission » (Is 55,11). Le Christ connaît la puissance de l’Esprit qui habite sa parole et qui, dans le secret des hommes, va porter beaucoup de fruits.
La 2nde parabole est, en un sens, beaucoup plus mystérieuse. Contrairement au grain de blé semé par la main humaine, la graine de moutarde n’est répandue par personne. Il s’agit d’une plante sauvage, dont la graine se sème toute seule et que personne ne vient récolter. Alors qu’aucun homme ne la cultive, cette toute petite graine non seulement devient plus grande que toutes les plantes potagères, c’est-à-dire travaillées par l’homme, mais ses branches atteignent une longueur telle que les oiseaux viennent y faire leur nid. Dans l’image du grand arbre où viennent nicher les oiseaux, il y a une référence à une prophétie d’Ézéchiel au chapitre 17 : alors que le peuple juif est exilé à Babylone, voilà que le Seigneur lui-même va prendre un petit rameau parmi les juifs, qu’il ira le planter dans la terre d’Israël et que cette tige deviendra un arbre si grand que même des nations païennes pourront trouver en lui de quoi faire leur nid, c’est-à-dire à leur tour donner la vie. Par cette parabole, Jésus ouvre ses auditeurs à une temporalité beaucoup plus grande que celle de son ministère public. Il voit déjà, dans la semence qu’il vient de jeter en Galilée apparemment sans grand résultat, une fécondité fabuleuse non seulement pour son peuple Israël mais aussi pour toutes les nations de l’humanité. Viendra en effet le moment où les nations païennes trouveront dans la prédication des disciples sans autorité aux yeux du monde, de quoi être enfin fécondes pour le Royaume de Dieu, de quoi donner la vie pour la Gloire de Dieu et le salut des hommes. On bascule ici dans un avenir ouvert jusqu’à l’achèvement des temps.
Ceci étant posé, j’en viens maintenant à ce qui peut éclairer la situation et l’avenir de la France. Ce qui mesure l’intervalle entre le moment où le Christ est monté à Jérusalem pour s’y planter en terre et le Jour de sa venue en Gloire, l’intervalle que l’Écriture appelle les “derniers temps”, c’est l’évangélisation des Nations. Ce qui fait la densité de cette dernière période de l’histoire du salut, c’est que les semailles soient faites dans le cœur des nations, de telle manière qu’elles portent beaucoup de fruits. Cette fécondité des nations païennes, recevant la puissance de la Parole du Christ, fils d’Israël, nous échappe pour sa plus grande part. Elle est l’œuvre de l’Esprit et même le Fils de l’homme ne connaît pas à l’avance tout le mystère de ce temps. Il ne sait comment ce qu’il a semé va prendre chair et donner du fruit au cours de l’histoire. C’est le mystère de l’Esprit qui poursuit son œuvre dans le monde. Aucun homme ne peut mesurer le temps, sauf si l’Esprit le lui donne à comprendre. Ce qui mesure l’avancée du temps dans cette dernière période, ce ne sont pas les progrès techniques et scientifiques, ni même l’organisation du monde si raffinée nous semble-t-elle. Seul le Père connaît le moment où toutes les nations auront porté tous les fruits de sainteté pour le Royaume de Dieu. Jésus ira jusqu’à dire quelque chose de vertigineux : ce dernier Jour, ce Jour où l’humanité aura porté tous les fruits de sainteté que Dieu attend de chaque nation, aucun homme ne le connaît, pas même les anges au-dessus des hommes, pas même le Fils qui est élevé bien au-dessus des anges (Mt 24,36). Car le Père seul sait quand le Corps du Christ, tiré de l’humanité, aura atteint sa taille adulte (cf. Ep 4,13). Seul l’Esprit, sondant le cœur de Dieu, peut faire avancer l’histoire telle que Dieu le veut. Le Règne de Dieu parmi les nations, voilà qui est très mystérieux.
Notre nation, qui a sa place dans le dessein de Dieu, se trouve à un moment critique de sa trajectoire, un moment d’infécondité non seulement pour le Royaume de Dieu mais aussi pour le royaume de l’homme. Car nous assistons, au milieu d’un joyeux aveuglement comme aux jours de Noé (Lc 17,26), à un effondrement par pans entiers de notre civilisation. Faut-il s’en plaindre et imaginer que tout est fini ? Est-ce le dernier mot pour la France ? Je ne le crois pas. Car dans cette nation, il y a un petit reste composé d’hommes et de femmes qui veulent suivre le Christ, de fils d’Israël fidèles à la Torah de Dieu, ainsi que d’êtres humains témoins authentiques de la conscience. Plus encore, le petit reste des chrétiens, si petit soit-il, probablement insignifiant comme la graine de moutarde, a reçu la mission, notamment par le ministère des papes, d’engager une nouvelle évangélisation, de procéder à des nouvelles semailles. Si nous voulons que notre nation porte tous les fruits de sainteté que Dieu attend d’elle, il nous faut semer de nouveau l’Évangile, et nous le ferons à partir du moment où nous aurons été suffisamment travaillés de l’intérieur par la Parole de Dieu, en quelque sorte calcinés par elle de manière à pouvoir répandre à notre tour la Parole par des actes et des paroles. Ce dont nous pouvons être sûr, c’est que Jésus-Christ, présent au milieu de nous et au plus haut point dans l’Eucharistie, nous redit les deux mêmes paraboles pour que nous n’ayions pas peur et ne désespérions pas de l’avenir. Dieu est patient, Il sait ce qu’il fait. Sa Parole ne remontera pas jusqu’à lui sans avoir porté tous ses fruits.