De l’abbé Michel Viot :
Les marchés de Noël renvoient à la grande fête de la nativité de Notre Seigneur, et aux festivités qui doivent l’entourer. Ils sont encore très nombreux malgré la déchristianisation de notre pays, celui de Strasbourg, aux pieds de sa superbe cathédrale étant un des plus anciens. C’est pourquoi l’attentat du 11 décembre frappant la capitale alsacienne constitue une attaque directe contre cette fête comptant comme une des plus importantes dans le christianisme, en même temps qu’une injure grave à nos règles de vie européennes dans ce qu’elles pensent encore avoir de remarquable. Je veux parler de la tolérance, fondée sur la liberté religieuse, réalité que notre belle province d’Alsace sût incarner très tôt. Et les terroristes le savaient bien, eux qui visaient ce marché depuis au moins l’an 2000. Ce crime a donc été commis avec préméditation. Quelques mots sur une des caractéristiques de l’Alsace.
Bien avant la création de l’actuel marché de Noël au XVIe siècle, les Alsaciens avaient l’habitude de préparer cette grande fête de la Nativité redonnant ainsi au temps liturgique de l’Avent tout son sens de la préparation de la venue du Sauveur. Noël « se sentait » quatre semaines avant le 25 décembre dans les pays de culture germanique. Ainsi le 6 décembre était fêté Saint Nicolas, évêque de Myre (ville de l’actuelle Turquie) vers les années 260, qui selon la tradition avait ressuscité trois enfants. Une relique de ce saint s’étant retrouvée en Lorraine et ayant entraîné la construction d’une basilique, il protégea la région et au-delà. Il fut vénéré comme protecteur des enfants et dispensateur de cadeaux. La veille de sa fête, le 5 décembre, les enfants déposaient leurs chaussures vides. Le lendemain matin le 6, elles étaient pleines des dons du saint. Strasbourg pratiquait cette coutume, et bien que devenue luthérienne dès 1525, comptant ainsi parmi les premières villes libres du Saint Empire romain germanique à passer à la Réforme, elle la continua jusqu’en 1570, le culte des saints ayant pourtant été aboli. C’est dans cette logique que le prédicateur de la cathédrale le pasteur Johannes Flinner demanda la suppression de la fête de Saint Nicolas et l’attribution des bénéfices en découlant à l’enfant Jésus. D’où le déplacement du marché festif (devenant le Christkindel) aux alentours du 25 décembre pour quelques jours, puis la dernière semaine de l’Avent au XVIIIe siècle, maintenant quatre semaines. On remarquera que le retour de la cathédrale au culte catholique, suite aux traités de Westphalie et particulièrement à celui de Münster (1648) n’y changea rien, bien au contraire, puisque le marché de Noël s’est développé et agrandi jusqu’à nos jours.
Et depuis tout ce temps, 1570-2018, que de sang a coulé pour l’Alsace, pays d’abord profondément chrétien, région ayant su garder toutes ses singularités dont l’une des plus belle est la tolérance. Au temps où les guerres de religions faisaient rage, on savait accueillir à Strasbourg les plus marginaux. (jusqu’aux anabaptistes partout pourchassés). Plus tard, en 1792, le maire, le baron Dietrich, homme politique, savant minéralogiste, luthérien et franc-maçon (appartenance qu’il conserva en abandonnant en revanche celle des illuminés de Bavière) fut certes le premier à chanter la Marseillaise, mais avec ses huit couplets, dont le dernier rapidement supprimé qui était une prière. Faut-il rappeler qu’elle n’était alors qu’un chant militaire pour l’armée du Rhin, armée du roi des français ? Aussi Dietrich n’aima-t-il pas du tout la révolution du 10 août et déclara publiquement que Louis XVI était un bon roi. Il refusa aussi de livrer aux autorités les prêtres catholiques réfractaires. Très fortement suspect à Paris, il se réfugia à Bâle, puis, persuadé de son bon droit, se constitua prisonnier. Acquitté par le tribunal de Besançon en mars 1793, il demeura cependant poursuivi par Robespierre qui le considérait comme un dangereux conspirateur. Ce qui lui vaudra d’être rejugé à Paris par le tribunal révolutionnaire et guillotiné le 29 décembre 1793.
Il faut mentionner aussi l’accueil des Juifs en Lorraine et en Alsace. Comme marchands de chevaux, ils rendirent très vite de grands services à l’armée du roi de France. Ils ne furent pas pour autant accueillis sans difficultés, mais ils furent accueillis néanmoins. Louis XIV devint le premier souverain français à visiter une synagogue, celle de Metz, en 1657, lors de la fête de Souccot. Il y eut bien sûr la malheureuse affaire Raphaël Lévy, brûlé vif sur la fausse accusation de crime rituel en 1670. Le roi n’en avait pas été informé à temps, et dès qu’il fut mis au courant de l’affaire, il fit libérer les autres accusés. A ce moment, les Juifs de Lorraine étaient sujets à part entière du roi de France. Ils relevaient du rabbin en matière religieuse, et des autorités civiles pour le reste. La nomination du Grand Rabbin de Metz était soumise à l’approbation du roi qui l’acceptait toujours. Strasbourg eut malheureusement un passé moins tolérant vis à vis des Juifs. Il y eut des horreurs, comme les massacres pendant la peste noire, auxquelles il faut ajouter l’édit de 1389 bannissant tous les Juifs de la ville, mais, dès 1674, des ordonnances royales leur donnèrent le même statut que ceux de Metz. Enfin, il faut relever que Louis XVI, en 1775, naturalisa Cerf-Berr (là aussi en reconnaissance des services rendus à l’armée) qu’il nomma préposé général des Juifs en Alsace. Et relever aussi qu’après la promulgation de l’édit de tolérance concernant les protestants en 1787, le roi avait demandé à Malesherbes de s’occuper des Juifs. La révolution arriva ensuite, parla beaucoup, donna la liberté et l’égalité à tous, mais sur le papier seulement. Il fallut attendre 1808 et Napoléon 1er pour que tous les Juifs de France fussent assimilés réellement aux citoyens français.
J’ai voulu rappeler ces quelques éléments d’histoire concernant ces régions de l’est de notre pays pour rappeler que le marché de Noël de Strasbourg est un lieu hautement symbolique, tout comme l’ensemble de l’Alsace Lorraine sur le plan spirituel, et son particularisme régional de tolérance, qui contribue à ce que la France compte de plus élevé, la visibilité depuis des siècles de la culture judéo-chrétienne dans sa diversité. En cette veille des fêtes de Noël, j’invite à nous tourner tout particulièrement vers l’Alsace et vers tous ceux qui vont aller au marché de Noël de Strasbourg, et à nous associer, au moins spirituellement à cette démarche. Catholiques, protestants ou Juifs nous sommes tous des Strasbourgeois, et à défaut de pouvoir nous rendre sur place, vivons là où nous sommes dans cet esprit symbolisé par l’imposant clocher de la cathédrale. « Toute l’Europe ne regardait-elle pas Strasbourg », il y a quelques jours, comme une journaliste le déclara à l’Archevêque de cette ville ? […]
Qu’il y ait eu un problème concernant la sécurité à Strasbourg ce 11 décembre me paraît hélas à peu près sûr, et d’autant plus inquiétant. Qu’on se reporte aux propos de Xavier Raufer sur cette question, ils méritent d’être entendus et médités. Ils prouvent qu’aucune faute n’a été commise par les gendarmes et les policiers de Strasbourg. La question qui demeure sans réponse réside dans le fait que Chérif Chekatt ait pu passer le pont du corbeau à 19h30 pour commettre ses crimes alors qu’il était signalé comme terroriste islamique depuis son arrestation manquée du matin. Dans ce cas de figure, les ordres sont donnés par le pouvoir politique. Et de penser à Mohamed Merah qui, comme Cherif Chekatt, connut la même fin que lui après avoir eu le temps d’accomplir un parcours sanglant. Je n’en tire aucune conclusion, n’ayant pas tous les éléments, mais, comme beaucoup de Français je me pose des questions. Et en ce qui concerne le questionnement, il va beaucoup plus loin que l’affaire de Strasbourg pour bon nombre de nos concitoyens.
Je veux parler des gilets jaunes. Ce mouvement national ne nous éloigne pas de ce qui nous vient d’une de nos belles et grandes régions, bien au contraire, comme nous allons le voir. Il faut d’abord être conscient du fait que le mouvement a beau numériquement et visiblement s’essouffler, il subsiste dans de nombreux cœurs. La résignation n’est jamais une solution, elle est un feu qui couve. Et dans cette affaire cela peut se transformer en incendie. Parmi les revendications souvent désordonnées et irresponsables, comme le retour à l’ISF, il en est de plus sérieuses, de nature à bouleverser profondément la vie politique de la France, et pas forcément dans un mauvais sens, mais certainement au prix de gros risques, je veux parler du RIC.
Ce qu’il importe de relever en tout premier lieu, c’est que cette revendication traduit une profonde défiance, pour ne pas dire plus, des Français à l’égard de leurs institutions et des hommes qui en font partie. Le RIC remet d’une certaine manière en cause la démocratie représentative telle qu’elle existe aujourd’hui. De plus, après la dernière élection présidentielle que nous avons vécue avec son fort taux d’abstentionnisme, et certains débats, ce désir de référendum d’initiative citoyenne n’est pas bon signe pour l’actuelle république !
Mais je crois que celles qui l’ont précédée ne valaient guère mieux concernant la question posée par le parlementarisme pratiqué en France. Voici quelques considérations de Léon Blum sur la question, rédigées entre 1942 et 1945, pendant sa détention et publiées dans son dernier ouvrage À l’échelle humaine, édité en 1945, que j’aime souvent citer. C’est en effet une sincère critique de la IIIème République par un homme qui l’a défendue jusqu’au bout, au péril de sa vie, en même temps qu’une auto-critique. Prévoyant la fin de la guerre par la victoire des Alliés, il était persuadé qu’il fallait changer les institutions. Tout comme De Gaulle d’ailleurs, mais avec d’autres solutions. Premier constat de Blum : « La fausse et débile démocratie bourgeoise s’est effondrée ; il s’agit de construire une démocratie vraie, une démocratie qui ne soit pas une démocratie bourgeoise, mais une démocratie populaire, qui ne soit pas une démocratie débile, mais une démocratie énergique et efficace… Ce qui ne survivra probablement pas à l’expérience bourgeoise prolongée pendant plus d’un siècle, c’est le régime représentatif proprement dit, c’est à dire la délégation intégrale de la souveraineté populaire à la Chambre élue et sa concentration dans les assemblées législatives. J’incline pour ma part, vers les systèmes du type américain ou helvétique… L’État américain ou le canton suisse conservent une part de la souveraineté démocratique ; ils entretiennent une vie locale. L’homme de bonne volonté peut s’y trouver sur place l’emploi d’une activité libre et utile ; c’est en ce sens qu’il est permis de rappeler les provinces de la vieille France » (1). Et nous voici ramenés à ce que peut nous apporter une région.
Car tout est dit dans ce court extrait d’un texte venant d’un homme qui a eu une longue expérience politique, depuis le discret salut à un aspect plus que positif de l’ancien régime à une critique plus nette de l’imposture jacobine substituant les représentants du peuple au peuple lui-même, au point de prétendre dans certains cas pouvoir se passer de lui. Les deux républiques que la France s’est donnée, après ce message du vieux chef socialiste, n’en ont tenu aucun compte. Il est vrai qu’il y avait dans la pensée de Blum une dimension utopique due à son tempérament artistique. Les Américains, comme les Suisses avait constitué leurs États sur des principes républicains dès leur origine. La morale protestante y tenait une grande place. Blum ne méconnaissait pas cela, pas moins que le rôle de la morale dans la vie publique, comme il l’expose dans maints de ses écrits. Comme le montre aussi, dans ce même ouvrage, le rôle important qu’il souhaitait voir jouer à l’Église catholique dans le monde à reconstruire. Mais les français pouvaient ils le comprendre en 1945 ? Non malheureusement. Et en 2018 ? Je n’en suis pas sûr ! On les a trop abrutis et, « congénitalement », la république française a été trop marquée par le terrorisme jacobin pour admettre qu’il puisse exister un peuple français autre que les privilégiés qu’elle entretient pour la faire fonctionner. Mais cela n’empêche pas d’essayer au nom de la première partie de la célèbre formule attribuée à Guillaume d’Orange : « Il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre ». J’éprouve en effet des réticences pour la seconde partie, surtout pour le sujet qui nous occupe : « ni de réussir pour persévérer ». Je ne saurais en effet oublier cette autre recommandation « se tromper est humain, mais persévérer (dans son erreur) est diabolique ». Or il y a des limites à tout ici-bas, même pour la bêtise humaine aussi insondable que les mystères de Dieu ! Le temps passe, et je pense que désormais, le gilet jaune qui sommeille en tout Français est plus près que jamais de se réveiller.