Mgr Sigitas Tamkevičius, né le 7 novembre 1938 en Lituanie, fait partie des évêques nommés cardinaux par le pape dimanche dernier. Agé de plus de 80 ans, il ne sera pas électeur.
Jésuite lituanien, nommé évêque auxiliaire en 1991 puis archevêque de Kaunas en 1996, il est depuis juin 2015, archevêque émérite de ce diocèse. Il fut plusieurs fois président de la conférence épiscopale lituanienne. Il est surtout connu pour avoir fondé et dirigé durant la période soviétique la feuille clandestine d’informations ‘Chronique de l’Église catholique en Lituanie’.
Il fait partie des personnes qui ont apporté leur témoignage dans le livre « Le bal après la tempête » de Jose Miguel Cejas, aux Éditions Blanche de Peuterey. L’auteur du livre (décédé depuis) avait interrogé 23 personnes, dissidents et chrétiens des Pays Baltes et de la Russie, sur leur condition de vie sous l’occupation communiste. Le témoignage de Mgr Sigitas Tamkevicius est particulièrement touchant, à la fois par sa volonté de continuer à publier un journal catholique intitulé « La Chronique », et parce qu’il a réussi à célébrer l’eucharistie en prison. C’est selon lui ce qui lui a permis de « tenir » dans la situation qui était la sienne, avant son jugement, puis pendant son incarcération en camp de travail.
« Ils nous ont découvert » ai-je pensé, en 1983, le jour où j’ai reçu la convocation pour témoigner au procès de Svarinka. Comme je le soupçonnais et je le craignais, après l’avoir condamné, ils m’ont fait attendre pendant une heure dans la maison réservée aux témoins. Et lorsqu’il ne restait plus personne dans l’immeuble, un corbeau est venu me prendre, pour m’emmener au KGB.
En montant dans le fourgon, une pensée m’a soudainement donné des sueurs froides : je me suis rendu compte que j’avais dans mon sac un agenda avec des listes compromettantes. Je devais les détruire au plus vite, et je n’avais que quelques minutes. En profitant des moments d’inattention du policier qui me surveillait, j’ai réussi à arracher quelques feuilles du carnet, et je me suis mis à les mâcher, en remuant la mâchoire le moins possible, pour ne pas attirer l’attention. En arrivant devant la porte de la prison, j’ai mis dans ma bouche toutes les feuilles qu me restaient. Le garde a tourné la tête, et en voyant mes joues gonflées par le papier, il m’a dit, en cachant sa colère :
– C’est bon ?
– Non – lui ai-je dit, tout en m’efforçant d’avaler cela au plus vite. – Vraiment, non !
La destruction des listes me tranquillisa momentanément, même si les sous-sols de la prison, avec ses couloirs étroits, avec ses plafonds très hauts, mal éclairés par des ampoules blafardes, avec des taches d’humidité et la peinture qui s’écaillait de partout, n’invitaient pas au calme ou à la sérénité. On m’a pris en photo – une de face, et une de profil – et un agent a commencé à prendre note de mes données personnelles :
– Nom ?
-Sigitas Tamkevičius.
– Date de naissance ?
– 7 novembre 1938.
– Lieu de naissance ?
-Gudonys, Lazdija.
– Nom des parents ?
-Motiejus Tamkevičius et Anele Tamkevičienė.
– Profession ?
– Prêtre. Jésuite.
Il a levé la tête et m’a regardé. À la fin, ils m’ont conduit dans une cellule étroite, dans laquelle il y avait un lit métallique, une chaise et une table sommaire. J’ai dormi comme j’ai pu, et le lendemain, ils m’ont emmené au troisième étage pour m’interroger :
– Alors ! Nous avons là Sigitas – dit l’un des interrogateurs, avec ironie – l’un des promoteurs du Comité pour la Défense des Croyants, qui fait de la propagande anti-soviétique contre l’Etat !
– Je suis l’un des promoteurs du Comité, mais nous ne faisons pas de propagande anti-soviétique, et nous ne faisons rien contre l’Etat. Nous défendons simplement le droit de vivre conformément à nos croyances.
Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres. Huit agents, à tour de rôle, ont commencé à m’interroger de façon aléatoire, un jour oui, et un jour non. L’un écrivait mes déclarations, et deux autres se rendaient aux lieux que j’avais mentionnés, à la recherche de contre indications ou de témoins qui pourraient m’incriminer.
Je ne m’imaginais pas alors que l’interrogatoire allait durer… six mois ! Des heures et des heures de questions, trois jours par semaine, et une succession permanente d’interrogateurs gentils et méchants. Les uns me menaçaient, et les autres me disaient, sur un ton compréhensif et bienfaisant :
– Tu sais que si tu as besoin de quelque chose, tu peux le demander à ta famille. Ils peuvent t’envoyer jusqu’à cinq kilos de nourriture.
Je leur ai demandé un chapelet, un Nouveau Testament, et un appareil dentaire. Lorsque le paquet est arrivé, ils m’ont donné le livre et l’appareil dentaire, et ils m’ont même conduit à une clinique pour qu’on me le pose. Mais ils ne m’ont pas donné le chapelet.
– Il est interdit d’avoir à l’intérieur de la prison des objets avec des pièces métalliques.
Ils espéraient me détruire physiquement et psychologiquement avec ces interrogatoires interminables. J’ai réussi à résister, mais je comprends très bien qu’il y ait des prisonniers qui, sous une telle pression psychologique, perdent la tête ou sont si épuisés qu’ils sont disposés à signer n’importe quoi, pourvu que tout cela cesse.
Cette possibilité m’avait poussé à rédiger mon testament peu de temps avant. J’avais lu la déclaration d’un prêtre orthodoxe qui avait renié publiquement sa foi, après un interrogatoire brutal. J’ai pensé que si l’on me torturait, il pouvait m’arriver la même chose, et j’ai mis dans mon testament que, quoi qu’il m’arrive, je désirais vivre et mourir dans l’Eglise Catholique.
À la fin de chaque journée, on me donnait la transcription de ce que j’avais dit pour que je la signe. Je la lisais tranquillement – j’avais décidé de parler, car il n’y a rien qui énerve plus un interrogateur qu’un prisonnier « muet » – et je la lui rendais.
– Signe !
– Non.
– Pourquoi ?
– Pour raisons personnelles.
« A lu le texte, et refuse de le signer », écrivait l’agent.
Et ainsi de suite, un jour puis un autre. Je refusais de signer, entre autre parce que je savais qu’ils pouvaient utiliser ces déclarations – dans lesquelles je ne mentionnais personne – pour tromper et confondre d’autres accusés. J’avais chez moi les minutes du procès de trois prêtres, qu’ils ont finis par condamner parce qu’ils faisaient de la catéchèse. Comme pour eux, on me disait : « J’ai les déclarations de tes amis ! Ils ont déjà avoué ! Signe et finissons-en ! Nous savons tout ! »
Mais en fait ils ne savaient pas tout. Ils ne connaissaient qu’une partie de l’histoire. Ils savaient, par exemple, que lorsque j’étais au séminaire, un an et demi avant l’ordination, ils m’avaient proposé d’être un « confident ».
– Penses-y, Sigitas. Si tu collabores, tu pourras aller à Rome, tu pourras étudier à l’étranger et on te trouvera un bon poste. Nous savons être reconnaissants envers nos amis…
– Cela ne m’intéresse pas – ai-je répondu. Et si par hasard je le fais, je le dirais à tout le monde.
– Il n’est pas nécessaire que tu en parles ! Enfin, si tu refuses de collaborer… peut-être que tu ne pourras pas être ordonné…
Ils ne jouaient pas la comédie. Ils avaient réussi à empêcher l’ordination de deux amis séminaristes, et c’est pourquoi la mienne, qui avait eu lieu vingt et un ans plus tôt, le 18 avril 1962, s’était faite de façon si précipitée. Il n’y avait qu’un évêque dans le pays – Maželis – car les deux autres, Sladkevičius et Steponavičius, avaient été exilés. Maželis m’ordonna sous-diacre le 16, diacre le 17, et prêtre le 18, avec la crainte que les autorités civiles n’interdisent la cérémonie au dernier moment.
Dès lors, j’avais exercé mon ministère dans différentes paroisses de Lituanie – Alytus, Lazdijai, Kurdikos Naumiestis, Prienai, Simnas et Kybartai – et toujours au milieu des difficultés, parce que le Régime mettait tous les moyens pour que l’Eglise meure par asphyxie.
Je savais que ce n’était pas ma participation au Comité de Défense des Croyants qui les intéressait, car toutes nos activités étaient largement connues. Ils voulaient savoir qui étaient les rédacteurs de La Chronique, et comment elle arrivait à l’étranger. Mais ils n’avaient aucune preuve contre moi ; et moi, évidemment, je n’avais aucune envie de leur en donner.
A cette époque, on n’utilisait pas la torture physique dans les interrogatoires ; tout au moins rien que l’on puisse facilement dénoncer et prouver, tels que les coups de poing, les gifles, etc. Leurs méthodes étaient nettement plus raffinées et angoissantes, comme ne pas te laisser dormir une nuit entière.
Dieu m’a donné les forces pour ne dénoncer personne au cours de cette période terrible ni même pendant les moments de grande faiblesse. On me montrait une photographie :
– Tu le connais ?
– Je ne répondrai pas à cette question.
– Pourquoi ?
– Pour raisons morales.
« Je ne comprends pas comment tu as pu tenir » m’a-t-on dit une fois, en croyant que j’y étais arrivé grâce à mes forces personnelles. Mais ce ne fut pas ainsi que j’y suis parvenu.
(merci à ELM)
Hélas, tous les nouveaux cardinaux ne sont pas aussi résistants à l’idéologie ambiante…