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L'Eglise : Vie de l'Eglise

Le pauvre et l’amour du pauvre

Le pauvre et l’amour du pauvre

De Marion Duvauchel, Fondatrice de la Pteah Barang, au Cambodge, animatrice du site https://credant.fr/

« Écoutez, vaches du Bashan, vous qui paissez sur la montagne de Samarie, opprimant les indigents, broyant les pauvres… Vous sortirez par des brèches et vous serez rejetées, oracle du Seigneur ». Amos

Au-delà de toutes les parades humanitaires diverses qui sont autant d’oripeaux dont on a revêtu la charité chrétienne, l’idée de « l’option préférentielle » pour les pauvres, largement accréditée dans l’Église officielle romaine n’est pas sans similitude avec un phénomène qui s’est produit au IVe siècle dans l’histoire de l’empire romain. À ce titre, une analyse un peu serrée peut nous aider à mieux appréhender le caractère abstrait et idéologique de cette option pour le pauvre qui a soutenu la transformation de l’Église en une méga ONG, assortie du grand gâchis d’argent qu’on connaît bien : courriers insistants de demande de dons, « com variée », cartes postales de mauvais goût accompagnés d’objets inutiles, toutes actions qui ont pour unique objectif de contraindre celui qui reçoit toute cette prose révoltante à donner. Certaines ONG dissimulent en réalité une activité commerciale sous l’enveloppe humanitaire. Le père Ponchaud au Cambodge, où il vit depuis 60 ans, a fort bien décrit toute cette supercherie.

Le souci de l’Église primitive a commencé avec l’aide aux fidèles dans le besoin, l’accueil des coreligionnaires nouvellement arrivés d’autres villes et la protection des veuves et des orphelins des familles chrétiennes (héritage très clairement judaïque). Des deux côtés de l’Euphrate, (orient romain et orient gréco-latin) le développement de l’Église des premiers siècles se fait sous domination romaine et cela n’a pas été sans conséquences.

Dès le IIe siècle, le code pénal universel de l’Empire romain n’opère plus qu’une seule distinction, entre honestiores et humiliores, c’est-à-dire entre les riches et les humbles. Le problème de ces deux catégories, c’est l’écart entre elles. Au-delà d’un certain seuil, c’est la justice qui est compromise, et la justice est le ciment de la paix.

Mais au IVe siècle, les choses changent… La place croissante de l’Église contribue à des transformations sociales notables. La représentation chrétienne du rôle (alors inédit) de l’Église dans la société romaine est soutenue avec une grande combativité dans la volonté proclamée des évêques chrétiens d’agir en fonction de cet « amour du pauvre ». Le thème se met à exercer une force d’attraction que l’on peut considérer comme hors de proportion avec l’action effective de la charité chrétienne à cette époque.

Les choses d’ailleurs ont-elles changé tant que cela ?

Pour l’Empire romain, comme pour tout État, le problème de la pauvreté est étroitement lié à celui de la paix sociale. Il faut veiller à ce que les habitants des villes et particulièrement les populations des grandes métropoles de la Méditerranée orientales se tiennent tranquilles. Or, les pauvres, comme on sait quand on a fait un peu d’histoire ou de sociologie, peuvent devenir remuants. Surtout quand ils ont faim. En ville en particulier, les émeutes de la faim, les affrontements entre groupes religieux concurrents et plus tard les bagarres entre factions du cirque étaient considérées avec une relative insouciance. Sauf cas rarissime, ces émeutes ne se transformaient pas en insurrection générale.

Finalement, les choses n’ont pas tellement changé sur ce plan là non plus. Les stades de foot ont remplacé les jeux du cirque.

La paix civique se révélait donc le talon d’Achille des élites municipales traditionnelles de la Rome du IVe siècle. Elles durent alors affronter un rival : l’Église. Celle-ci proclamait l’inanité des privilèges du système de formation des élites (la paideia). Les notables urbains se présentaient comme le sommet d’une pyramide sociale englobant tous les membres actifs de la ville.

En face, l’évêque chrétien (souvent issu de la classe sociale cultivée) faisait reposer sa prétention à l’autorité sur un vide social. En effet, le demos, le « corps civique » ne comprend pas tous les habitants de la ville. Pour appartenir au demos, il fallait venir d’une famille de citoyens et être membre d’un groupe civique reconnu. Il était vital pour la représentation que la cité avait d’elle-même qu’il ne soit pas constitué exclusivement de pauvres. Et il était vital pour la cité réelle aussi, qu’elle ne soit pas constituée exclusivement de ceux qu’on appelle les pauvres. Ces pauvres qui se définissaient par leur non appartenance à un groupe urbain. N’appartenant à aucun groupe, ils restaient en marge de l’attention dispensée par les grands à la ville dans son ensemble. Ils n’étaient  nourris par personne. De fait, les sans-logis et les indigents étaient exclus du démos.

Les choses ont-elles tant changées ?

Au IVe siècle, le nombre des pauvres semble avoir considérablement augmenté dans beaucoup de villes de l’Orient romain. Les cités de l’Empire tardif sont caractérisées par un chômage massif. L’immigration a crû aussi. Les métropoles ont traditionnellement tendance à absorber la richesse et la population des centres provinciaux secondaires. Tous ces immigrants n’étaient pas nécessairement des indigents, mais ils étaient « pauvres » dans le sens où ils étaient étrangers à la ville. Leur masse éroda la distinction nette entre membres du demos, (dont beaucoup étaient pauvres) et le gros des classes inférieures, qui sans être pauvres au sens strict d’indigents, n’en restaient pas moins vulnérables et cherchaient avidement un groupe auquel se rattacher.

Au IVe siècle, la notion du pauvre a élargi son éventail tout en prenant les couleurs de l’Ancien Testament (la plainte du juste qu’on trouve dans certains psaumes). On considéra les classes inférieures non plus comme des concitoyens mais comme des personnes désavantagées, en droit de demander justice au nouveau patriarche qu’était l’évêque. Et c’est alors que les basses classes dans leur ensemble et pas seulement les pauvres inscrits sur les rouleaux de l’Église contribuèrent à assurer l’élection de certains évêques.

Si on ne sait pas région par région ce que l’Église chrétienne a réellement fait pour les pauvres des villes à la fin de l’Empire, on sait à quel point cette aide était devenue une composante cruciale de la représentation chrétienne de l’autorité de l’Évêque sur la communauté. Même si elle était encore minoritaire par rapport aux polythéistes et aux Juifs, cette Église qui atteignait la frange la plus lointaine de la société, « incarnée spectaculairement par les pauvres », pour reprendre l’expression de Peter Brown, établissait pour l’avenir son droit moral à représenter l’ensemble de la communauté. D’où le souci du monopole de l’aumône. Non seulement l’Évêque était supposé bien connaître ceux qui étaient dans le besoin mais un lien mystique était même supposé l’unir  aux pauvres de la ville. L’action de l’évêque chrétien eut pour résultat de rendre les pauvres plus visibles. On distribuait la nourriture sur le parvis des églises. Rendus visibles, les pauvres étaient aussi plus faciles à contrôler. En devenant les pauvres de l’Église, ils étaient stabilisés. Constantin favorisa cette action des évêques en ordonnant que la distribution de nourriture et de vêtements aux pauvres soit organisée par l’évêque seul.

Cette incursion dans l’histoire invite à se pencher d’un peu plus près sur la question qu’on devrait examiner avec un peu de soin : « qui est le pauvre aujourd’hui» ?

Si l’on suit l’Ancien Testament, le pauvre est celui qui fait l’objet de l’iniquité. C’est celui qui crie vers Dieu. C’est sur lui que le riche s’engraisse comme ces vaches de Bashan du prophète Amos. Alors qu’on pose la question à Jésus sur l’identité du prochain, (qui est mon prochain ? » Luc, 10-25,37), il paraît impossible de demander « qui est mon pauvre ». Sauf à rappeler l’atroce et géniale chanson de Jacques Brel sur les dames patronnesses : « tricotez tout en couleur caca d’oie, ce qui permet le dimanche à la grand-messe de reconnaître ses pauvres à soi ».   (https://youtu.be/kMw8nIZw2js).

À l’aune de cette analyse, que peut-on dire du « pauvre » aujourd’hui et de cet amour pour lui tant chanté dans les paroisses et répercuté dans les ONG sécularisées?

Au-delà d’un éventail de la pauvreté d’une grande amplitude, on peine à distinguer dans cette sphère complexe entre le religieux et le profane, le chrétien et le républicain. Côté valeurs de la République on observe l’obsession forcenée pour que les pauvres ne soient pas exclus du « demos ». Mais pour voter, ce signe éclatant de l’appartenance à la citoyenneté, il faut un logement, de préférence un peu stable (et pas une chambre d’hôtel). Le problème est plus épineux encore avec les migrants et toute la masse d’hommes et de femmes (le plus souvent des hommes seuls, et des hommes jeunes) qui franchissent les frontières poreuses de l’Europe. Le droit d’asile les fait entrer dans le « demos ». Ils ne seront sans doute pas riches mais ils sortent de la catégorie du pauvre telle qu’on peut l’appréhender à la lumière de cette analyse (si l’on admet qu’elle est valable encore aujourd’hui).

Comme au IVe siècle dans l’empire romain, toute cette masse de migrants érode la distinction entre la classe des « citoyens » pauvres et démunis, au sein même de ce large éventail de la pauvreté moderne, et les non citoyens. Le groupe d’appartenance de la majorité musulmane qui franchit nos frontières est de type religieux. Or, le monde musulman n’a rien d’égalitaire. La femme y est un sous-groupe, le frère cadet obéit à l’aîné qui obéit au père. L’islam du Maghreb n’est pas celui d’Asie centrale mais tous les sectateurs de Mahomet obéissent à un concept mal connu des Européens mais formidablement opératoire : la Oumma.

Et l’Église ? Elle maintient vaguement l’idée du pauvre de l’Ancien Testament. Mais un peu comme une sorte d’appogiature qu’elle fait entendre de temps à autre, avec le pipeau, dans une symphonie assourdissante sur le « pauvre », dont l’Évêque de Rome se fait ici et là le chantre mal inspiré. Pourtant, c’est aujourd’hui une réalité amplifiée par la révoltante iniquité dont sont victimes une foule de petites gens, dans une société qui a aboli l’idée qui fonde le concept de justice : toute faute demande réparation.

La figure du pauvre de l’Évangile est repérable : les aveugles, les paralytiques, en bref les hommes invalides à la charge de leur famille. Car la maladie prive non seulement une famille de la force du malade mais de celle ou de ceux qui doivent en avoir la charge. Double peine.

Le paradigme de l’opposition traditionnelle entre le riche et le pauvre est fournie par la parabole de Lazare, cet homme qui campe sur le seuil d’un homme richissime, vêtu de bissus (une étoffe extrêmement coûteuse) et de lin, et qui banquète quotidiennement sans même donner les restes de ses festins. Le pauvre meurt et se retrouve dans le sein d’Abraham ; le riche meurt et se retrouve dans un lieu où des flammes le brûlent.

Ce n’est pas l’enfer. Pour une raison simple : il peut encore voir et il peut entendre. Et il n’a pas oublié puisqu’il ne demande pas directement à Lazare de venir apaiser ses souffrances, il appelle « Père Abraham ». Il y a donc des communications possibles entre les deux sphères (ou les deux états de l’âme). Mais il n’est pas permis à Lazare de venir apaiser les souffrances du riche.

« Un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous ».

Seule la prière des vivants peut apaiser les souffrances des âmes du Purgatoire.

Nous avons donc ici une figure de ces états de l’âme symbolisés par l’enfer et par le purgatoire. La figure ultime de l’enfer, c’est l’absence radicale de communication, quand, non seulement il n’est pas permis d’être rafraîchi par les prières des vivants, mais quand aucune communication n’est possible : ni par le regard, ni par l’ouïe. Cela porte un nom : la peine du dam.

Les habitants des grandes métropoles, harcelés par toutes les formes de la pauvreté mendiante ne s’habillent pas de bissus, ils ne festoient pas chaque jour, ils ont le plus souvent une charge familiale, parfois un malade à soutenir… Non, ils ne sont pas des riches au sens où l’on entend ce terme dans l’Évangile. Ceux qui s’habillent aujourd’hui de bissus et de lin et festoient chaque jour vivent soigneusement protégés, ils ont des gardes du corps, des portes blindées, des villas clôturées. Ils voyagent dans des hôtels quatre étoiles à la porte desquels les mendiants ne sont pas autorisés à rester.

L’Église officielle semble avoir oublié cette grande figure de Lazare, figure paradigmatique de la pauvreté qui est aussi une figure de la vertu de force, cette vertu qui est aussi un souffle de l’Esprit et qui consiste à endurer. Lazare a connu la souffrance ici-bas, il connaît la consolation dans le sein d’Abraham. Le riche n’a pas consolé, n’a pas soulagé, il s’est gobergé dans l’insolence. Il connaît à présent la souffrance.

Rien ne dit qu’elle est éternelle.

Le riche a cinq frères. Il voudrait bien les prévenir car sans doute eux aussi vont se comporter sur le modèle du grand frère. Mais eux non plus il n’est pas possible de les prévenir : ils ont Moïse et les prophètes. Qu’ils les écoutent.

Le message est clair et il vient de la bouche du Seigneur lui-même. L’entend-t-on répercuté dans nos paroisses, dans nos structures chrétiennes ?

Y a t-il un mystère de la pauvreté ? Oui. Et il est solidaire de ce mystère de l’iniquité que la raison ne peut affronter sans risquer de s’y briser, ce péché du monde qui augmente avec le poids de l’histoire, comme l’avait vu saint Augustin. Il y aura donc toujours des pauvres, l’âme chrétienne en demeure inconsolable. Et si elle peut trouver, dans la nuit de la prière, quelque étrange et énigmatique réponse, de ce mystère, seule la croix peut rendre compte de manière plénière.

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