Intéressante étude d’Annie Laurent dans La Petite Feuille Verte, sur le réformisme islamique :
La période charnière entre les XIXème et XXème siècles a mis en évidence la supériorité culturelle, économique et politique de l’Europe sur les sociétés musulmanes frappées par la décadence. Cette situation représentait « un scandale profond pour le monde musulman qui considère que, par vocation divine, il devrait être le plus prospère » (Christian Van Nispen, « Histoire de la théologie islamique : tendances réformistes et modernistes », Se Comprendre, avril 1996, p. 3).
N’est-ce pas l’assurance qu’Allah donne aux musulmans ?
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- « Vous êtes la meilleure des communautés suscitées parmi les hommes» (Coran, 3, 110).
Face à ce contraste, plusieurs courants de pensée ont alors émergé au sein des sociétés islamiques pour rechercher les causes de leur retard – était-il dû à l’Islam comme le prétendaient certains Occidentaux ou bien aux musulmans eux-mêmes ? – et proposer des solutions. Ce moment reste dans l’Histoire comme celui du « réformisme islamique ». […]
Le réformisme n’envisageait donc pas une modernisation en profondeur de la pensée islamique mais il prônait une restauration de la religion authentique, purgée de tout ce qui était assimilé à la corruption et aux superstitions, surtout des éléments étrangers qui s’y étaient greffés. Il condamnait les « innovations blâmables » (bidaâ) comme étant la cause de « l’immense retard » que « les sociétés musulmanes avaient pris par rapport à l’Occident, un retard qui les avait rendues vulnérables face au danger de la colonisation » (F. Charfi, op. cit., p. 87).
Le déclin ne pouvait donc pas être imputé à l’islam mais aux musulmans. « Bien loin de réclamer des musulmans qu’ils se mettent à l’école de l’Europe en “recevant” le positivisme rationaliste, il [El Afghani] les somme de revenir à leur islam dont ils se sont détournés » (Hichem Djaït, La crise de la culture islamique, Fayard, 2004, p. 151).
Le réformisme ne se référait pas au moutazilisme, courant intellectuel qui, au IXème siècle, préconisait l’usage de la raison et du libre-arbitre, refusant de se soumettre au dogme d’un Coran incréé (cf. PFV n° 63). Ses initiateurs mettaient certes en avant la légitimité du recours à la raison en vue de « retrouver les chemins du progrès social et du savoir » mais « dans les limites imposées par la religion ». Car « les réformistes musulmans étaient convaincus que les principes de modernité étaient présents dans l’islam » (F. Charfi, op. cit., p. 87-88).
Ils s’appuyaient pour cela sur le Coran :
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- « Venez à ce qu’Allah a fait descendre, venez à l’Envoyé [Mahomet] » (4, 61) ;
- « Ô vous les croyants ! N’anticipez pas sur Allah et sur son Prophète» (49, 1).
- « Ce que vous donne l’Envoyé, prenez-le. Ce qu’il vous interdit, tenez-vous le pour interdit» (59, 7). Ce verset invite à obéir aux préceptes contenus dans la Sunna (la Tradition mahométane), considérée comme un complément du Coran.
VERS L’ISLAMISME
A ces références sacrées, les réformistes ajoutaient, « comme source éclairante et non comme donnée canonique, la tradition des salaf, mot signifiant les Pieux Ancêtres ou les Pieux Prédécesseurs, littéralement “Ceux qui viennent avant”, par opposition aux khalaf, “Ceux qui viennent après”. Ils englobent la société islamique des trois premières générations, réputée parfaite, celle des Compagnons du Prophète, celle des “Suivants” et celle des “Suivants des Suivants” » (F. Charfi, op. cit., p. 81).
La réforme souhaitée est exprimée par le mot islâh (« réparation », « retour à la forme »). « Pour la grande majorité, réformer ne consistait qu’à réparer ce qui a été abîmé en islam pour retrouver la version originale proposée par les premiers musulmans. Il s’agit donc d’une rénovation qui ne crée aucune situation nouvelle, mais qui a l’objectif de retrouver celle qui a existé dans le passé » (Razika Adnani, Islam : quel problème ? Les défis de la réforme, UPblisher, 2017, p. 171).
« L’appel au retour aux sources, constamment affirmé et idéalisant l’islam des salaf, les Pieux Ancêtres, ne pouvait mener à un islam renouvelé. Cet appel a fini “par être repris par les défenseurs mêmes des traditions en matière d’interprétation des sources”, de sorte que le courant réformiste de la fin du XIXème siècle a été rattrapé par l’islamisme » (Abdou Filali-Ansary, Réformer l’islam ? Une introduction aux débats contemporains, La Découverte, 2003, p. 178, cité par F. Charfi, op. cit., p. 88).
On comprend alors pourquoi les propositions de certains penseurs de cette époque, favorables à l’adaptation de l’Islam au monde moderne, demeurèrent sans lendemain. Telle fut l’oeuvre, entre autres, de deux Egyptiens : Qasim Amin (1863-1908) et Ali Abderraziq (1888-1966). Le premier, diplômé en droit de l’Université de Montpellier, publia au Caire en 1899 La libération de la femme ; le second, docteur d’El Azhar, écrivit L’Islam et les fondements du pouvoir, édité au Caire en 1925 (cf. la traduction française aux éd. La Découverte, 1994). Pourtant militant réformiste et proche de M. Abdou, Abderraziq contestait le caractère religieux, et donc sacré, du califat, qu’il jugeait désormais inadapté aux temps nouveaux, et il préconisait la séparation du temporel et du spirituel. Il fut pour cela exclu de l’Université, décision approuvée par le gouvernement égyptien.
POUR CONCLURE
Le réformisme est en définitive un fondamentalisme qui a ouvert la voie à l’islamisme des Frères musulmans et au salafisme dans ses diverses formes et dénominations. Selon le chercheur tunisien Hamadi Redissi, « réformisme, fondamentalisme et salafisme appartiennent à une même famille sémantique » (revue Oasis, 15 janvier 2017). Ce réformisme salafi n’a en rien contribué à émanciper l’Islam et à l’ouvrir à la créativité.