Qu’est-ce au fond que la messe ? Nous le répétons, épisode après épisode, nous le découvrons peu à peu : renouvellement non sanglant du sacrifice de la croix, la messe est le même sacrifice offert par Jésus au calvaire, renouvelé sacramentellement sur l’autel. Le concile de Trente insiste sur cette identité :
Puisque dans ce sacrifice divin qui est accompli à la messe, est contenu et immolé ce même Christ qui s’est offert une fois pour toutes sur l’autel de la croix : ce saint concile enseigne que ce même sacrifice est vraiment propitiatoire […]. C’est, en effet, une seule et même victime ; c’est le même qui, s’offrant maintenant par le ministère des prêtres, s’est offert alors lui-même sur la croix. Seule la manière d’offrir diffère[1].
Qu’est-ce qu’un sacrifice ?
Formulés pour répondre à l’erreur protestante, les termes sont si clairs qu’il ne devrait pas y avoir de doute : la notion de sacrifice n’est pourtant plus à la mode aujourd’hui, méprisée et rejetée par un monde matérialiste et individualiste. Même dans le contexte chrétien, on affirme parfois que le sacrifice, forme primitive et brutale de religiosité, n’aurait plus de raison d’être, puisque Notre-Seigneur s’est offert une fois pour toutes à notre place.
Mieux comprendre ce qu’est un sacrifice, et comment la messe renouvelle le sacrifice du Christ, peut nous aider à nous y unir plus intimement et efficacement, en particulier au moment crucial de l’offertoire.
Pour saint Thomas d’Aquin[2], le sacrifice est l’acte suprême de la vertu de religion, cette partie de la justice qui nous relie à Dieu en nous conduisant à lui rendre (un peu de) ce que nous lui devons. Dépendant absolument – comme toute créature – de son Créateur, l’homme est le seul être matériel doué de raison et par là capable de prendre conscience de sa dépendance et de la manifester extérieurement par un acte particulier : le sacrifice.
Loin de pouvoir rendre à Dieu à égalité ce qu’il reçoit de lui, l’homme manifeste sa dépendance et sa reconnaissance infinies par l’offrande à son Créateur d’une réalité sensible, réalisée par un changement voire une destruction, qui montre que cet être n’appartient pas à l’homme mais à Dieu.
Pour saint Thomas d’Aquin, le sacrifice n’est donc pas une conséquence du péché : il est dû naturellement par tout homme et toute femme, parce qu’il est une créature intelligente et libre. En faisant passer une réalité profane dans le monde sacré, le sacrifice établit un lien unique entre l’homme et son Dieu : il « est l’acte médiateur par excellence puisqu’il unit ou réunit l’homme et Dieu. […] il joint les deux extrêmes en mettant la communauté cultuelle et chaque participant dans l’attitude juste devant le créateur et maître[3]. »
Le sacrifice est nécessaire
Allons plus loin : le sacrifice n’est pas seulement naturel à l’homme, il lui est nécessaire, puisqu’il constitue une exigence de sa nature (en tant que créature libre et rationnelle).
L’essence même, la nature de la religion, implique la nécessité du sacrifice. C’est là que réside le suprême élément du culte divin, qui consiste à reconnaître et à révérer Dieu comme le souverain dominateur de toutes choses, sous la puissance de qui nous sommes nous-même, avec tout ce que nous possédons. […] Sans les sacrifices, aucune religion ne peut exister[4].
Pour mieux comprendre, précisons que l’homme s’accomplit en atteignant le but que lui fixe sa nature (ce pour quoi il a été créé) : or la fin de l’homme est Dieu lui-même, dont la glorification est le but premier de toute la création. En poursuivant cette première finalité, l’homme obtiendra sa fin secondaire, qui lui est subordonnée : le bonheur éternel. C’est en rendant gloire à Dieu que l’homme trouve la béatitude. Or l’acte par excellence par lequel l’homme recherche cette fin, celui dans lequel il poursuit premièrement et le plus directement son but, c’est le sacrifice.
Le sacrifice, naturel à l’homme, lui est donc doublement nécessaire : comme acte de justice envers Dieu (par lequel on cherche à lui rendre ce qu’on lui doit), et comme unique voie de salut (pour que l’homme atteigne sa fin). Le sacrifice a, par nature, une double dimension ou signification : il cherche à la fois l’adoration (finalité « latreutique » – reconnaître la gloire de Dieu) et la communion (être uni à lui).
Mais le sacrifice blessé ne peut atteindre sa fin
Ajoutons cependant que le sacrifice, pour atteindre son but, doit être accepté : plaire à Dieu. L’agrément divin est la condition déterminante du salut : c’est la grande différence entre le sacrifice d’Abel et celui de Caïn.
Dès les premiers instants, nos premiers parents auraient dû rendre à Dieu le sacrifice qui lui est naturellement dû : ils y auraient trouvé la plus grande joie, puisqu’il est le moyen par excellence d’être uni à lui. Mais plutôt que d’accepter leur dépendance et de lui en faire hommage, Adam et Eve ont écouté le tentateur et cherché l’autosuffisance : leur péché – comme tout péché – est l’exact opposé du sacrifice. Le sacrifice consiste dans la reconnaissance de la dépendance, le péché en est le refus.
Le drame du péché originel blesse terriblement la nature de l’homme mais ne la change pas : créature libre et rationnelle, il demeure tenu d’offrir à Dieu un sacrifice naturel, qui reste le moyen privilégié pour s’unir au Créateur et poursuivre sa fin. On pourrait même dire qu’après le péché, le sacrifice devient encore plus nécessaire, car il recouvre en effet deux dimensions supplémentaires : l’expiation (offrir pour demander pardon à Dieu pour l’offense en elle-même) et la satisfaction ou réparation (en réparer les conséquences).
Seulement, après le péché, qui détourne l’homme de Dieu, le sacrifice n’est plus recevable par Dieu, en ce qu’il procède d’un cœur libre mais éloigné de lui. L’homme pécheur est mis dans une terrible incohérence : il reste tenu en justice d’offrir à Dieu la soumission qu’il lui refuse.
Le péché originel empêche donc radicalement l’homme d’atteindre sa fin, qui demeure pourtant l’unique voie de son salut : voilà le drame qui secoue la création, dont l’homme est la cause mais dont il ne peut réparer les conséquences, car il est incapable de renouer par lui-même le lien de dépendance qu’il a volontairement brisé.
Le sacrifice racheté par le Christ
Le péché originel avait brisé en l’homme la capacité d’offrir un sacrifice agréable à Dieu, qui demeurait pourtant dû par nature : le salut n’était donc plus possible puisque son moyen n’était plus acceptable. Pour sauver l’homme, il était donc hautement convenable que Dieu répare ce moyen en restaurant le sacrifice. Or après la chute, le seul sacrifice qui puisse être agréable à Dieu est celui de son Fils : c’est donc la grande œuvre de Jésus, qui accomplit le sacrifice parfait pour nous donner la capacité de l’offrir à nouveau, qui redonne au sacrifice naturel sa puissance salvifique en le rendant à nouveau agréable.
Le sacrifice du Christ est parfait en vertu de l’union hypostatique, c’est à dire de l’union dans sa personne de la nature divine et de la nature humaine : les actions de Jésus sont donc « théandriques » – elles sont les actions d’un homme mais ont une portée infinie car elles sont celles d’un Dieu. En outre, la perfection d’un sacrifice se prend de l’unité entre celui qui offre (le prêtre) et ce qui est offert (la victime), pour exprimer l’union du sacrifice intérieur (la reconnaissance de notre dépendance) et le sacrifice extérieur (l’acte qui le manifeste). Puisque le Christ est à la fois prêtre et victime, offrant son corps et son sang dans une charité, obéissance et adoration parfaites, son sacrifice réalise au plus haut point cette perfection et est entièrement acceptable et agréable à Dieu, sa valeur infinie suffisant à racheter tous les péchés du monde.
De la croix à la messe
Pouvons-nous bénéficier de l’agrément du sacrifice du Fils ? Le sacrifice de Jésus n’abolit pas notre obligation de présenter à Dieu l’offrande naturelle de notre soumission, mais il ouvre une possibilité nouvelle : convertir notre sacrifice d’homme dans le sacrifice parfait du Christ, suprêmement agréable à Dieu. Cette conversion se réalise à la messe.
C’est bien le même sacrifice qui est offert par le Christ lui-même à la messe et à la croix :
Dans ce divin sacrifice qui s’accomplit à la messe, ce même Christ est contenu et immolé de manière non sanglante… C’est, en effet, une seule et même victime, c’est le même qui, s’offrant maintenant par le ministère des prêtres, s’est offert alors lui-même sur la croix, la manière de s’offrir étant seule différente[5].
La messe et la croix ont donc la même finalité d’adoration, d’action de grâces et de communion, d’expiation et de réparation. Seulement la messe, puisqu’elle est un sacrement, accomplit ce pour quoi elle est faite (cette finalité) selon le mode sacramentel : à travers des paroles et des gestes qui signifient l’œuvre de grâce que Dieu opère à travers elle.
À la messe, le renouvellement non sanglant du sacrifice a lieu au moment où le prêtre prononce les paroles de la consécration sur le pain et le vin, dont la substance se convertit dans celle du corps et du sang du Seigneur. Le sacrifice de la croix est ainsi rendu présent réellement dans le sacrement, par la séparation sur l’autel des espèces devenues le corps et le sang de Jésus.
L’offertoire : lieu de rédemption du sacrifice naturel
Avant l’instant suprême de la consécration, la liturgie permet à l’homme d’apporter à l’autel son propre sacrifice (naturel), afin qu’il soit uni à celui du Christ, offert en lui et ainsi accepté avec lui par le Père.
Dans ses prières – que nous détaillerons dans les deux prochains épisodes – l’offertoire rappelle la nécessité pour l’homme d’offrir ce sacrifice naturel à son Créateur, même après le péché. Il est comme la continuation de ce sacrifice, mais permet son intégration dans celui du Christ.
À l’offertoire, les fidèles et le prêtre sont invités à offrir leur sacrifice d’adoration, de communion, d’expiation et de réparation : ce sacrifice, quoiqu’imparfait et à lui seul inapte à être agréé par Dieu, est converti au moment de la consécration pour être englobé dans le sacrifice du Christ, comme le pain et le vin, matières humaines, sont convertis en son corps et son sang. Avec toutes ses insuffisances, le sacrifice que nous apportons à l’offertoire est converti dans le sacrifice parfait du Christ. Etant pour ainsi dire « devenu » le sacrifice de Jésus, notre sacrifice d’homme est rendu acceptable et reçoit de lui la puissance salvifique dont il était dépourvu depuis la chute. Le Père éternel ne peut qu’accepter un sacrifice si parfait que celui de son Fils, et faire descendre en retour sur lui et sur ceux dont l’offrande a été convertie en la sienne sa complaisance éternelle et sa grâce qui sauve.
Les textes de l’offertoire, que nous découvrirons dans les prochains articles, manifestent admirablement l’unité des deux sacrifices de l’homme et du Christ, comme deux réalités profondément unies. L’offertoire n’est donc pas un doublon de la consécration, il est le sacrifice des fidèles, offert pour être converti en celui du Christ. Il est donc un lieu particulièrement précieux pour nous unir à l’action salvifique du Christ et en recevoir les bienfaits. À l’offertoire nous récapitulons notre offrande à Dieu, celle que nous présentons chaque jour en offrant à Dieu nos actions et nos pensées, nos paroles et nos prières, nos joies et nos peines. Même notre souffrance peut devenir la matière de notre sacrifice, puisque le Christ lui-même a voulu offrir un sacrifice souffrant et propitiatoire, faisant de son propre corps et sang la matière de son oblation.
Moment incontournable de la messe, l’offertoire est donc le lieu privilégié de l’oblation de nous-même, de la reconnaissance de notre dépendance radicale et amoureuse de Dieu, de l’offrande volontaire et confiante de tous les événements de notre existence, pour tendre à vivre de plus en plus notre vie comme étant la matière d’un grand offertoire, un sacrifice acceptable car converti en celui de Jésus, moyen unique de notre union à Dieu.
