Tribune sans concession d'Anne-Sophie Letac, ancienne élève de l'École Normale supérieure, agrégée d'histoire et professeur en classes préparatoires, sur l'Education nationale. Extraits :
"Comme l'URSS des dernières années, l'Éducation nationale est un monde grisâtre qui voudrait encore croire à l'avenir radieux. Ses fondements sont rien de moins que les idéaux de la raison et de la démocratie, universalistes et incontestables, mais la proclamation de l'égalité y prend un tour de plus en plus incantatoire à mesure que la réalité s'éloigne inexorablement des idéaux des débuts. On y feint de gérer des masses qui étouffent sous le poids d'un système bureaucratique et injoignable par les moyens de communication contemporains. À des fins d'économie, on y utilise des logiciels obsolètes, on y emploie des individus à des tâches insignifiantes au lieu d'utiliser leurs compétences, et on récompense rarement l'excellence. Comme en URSS, la grande sécurité de l'emploi peut sans encombre être associée à une faible productivité du travail et à une faible motivation, ce qui rend d'autant plus méritant l'engagement et le travail de nombreux enseignants.
Une nomenklatura de doctes pédagogues, de syndicalistes influents, de pensionnaires du Conseil supérieur des programmes gravite autour de la Rue de Grenelle quelle que soit la tonalité politique du pouvoir. Le système favorise les oppositions binaires, pédagogues contre traditionalistes, ou partisans d'une histoire servant le «roman national» contre adeptes de la «repentance mémorielle». Le Parti communiste soviétique en son temps était aussi régulièrement déchiré entre les tenants de l'orthodoxie et ceux de la réforme. Comme en URSS, des dysfonctionnements grippent régulièrement les rouages déjà grinçants du système (…)
Mais le parallèle le plus frappant tient à l'usage immodéré de la réforme, véritable leitmotiv que tout ministre de l'Éducation nationale se doit d'entonner dès son entrée en fonctions. En 1965 déjà, Michel Droit disait au général de Gaulle alors qu'il l'interviewait: «Je dois dire que les Français sont absolument effarés par l'abondance des réformes de l'enseignement… qui traduit une certaine incohérence, ils sont complètement perdus.» Pourtant depuis, rien n'a changé, chaque ministre ouvre un chantier, c'est un passage obligé (…)
Enfin, ce qui empêche le succès des réformes de l'Éducation nationale, c'est le règne de ce que l'historien de l'URSS Martin Malia appelait «la logique perverse de l'utopie». À l'objectif soviétique d'une irréalisable société sans classes, on peut comparer celui d'une école française où les différences de niveaux sont assimilées à des inégalités, et où, par un souci illusoire de paix sociale, on gomme les aspérités de l'apprentissage. Comme il est impossible de supprimer l'aspiration à l'élévation -ni d'ailleurs le marché, qui a continué d'exister clandestinement en URSS-, les parents d'élèves multiplient les stratégies de contournement du système (langues rares, parcours spécifiques), créant une sorte de «marché noir» de l'éducation, comme celui des jeans payés en dollars dans l'économie parallèle soviétique. Tout citoyen devient un contrevenant potentiel, tout excellent élève le produit de ce qui est perçu comme une «transgression», qu'il fréquente une classe de collège sélective, fasse de l'allemand ou soit issu d'un milieu culturellement favorisé.
De même que l'URSS s'est effondrée sous la pression de ses contradictions internes, c'est bien la nature des solutions adoptées par l'Éducation nationale qui l'empêche de réaliser ses objectifs: des réformes incessantes, dépourvues d'inventivité, trop centralisées, des logiques comptables habillées de moralisme, une consultation des enseignants aussi interactive qu'un format PDF, et aucune remise en cause des fondements du système. Cette incantation, toujours mise en échec, produit un mécontentement social qui risque de mener à l'implosion. Pour paraphraser le président Ronald Reagan: «Dans la crise actuelle, la réforme n'est pas la solution à notre problème, la réforme EST le problème.»
Robert Marchenoir
Excellente analyse. Je pinaille en précisant qu’il existe des PDF interactifs, mais j’imagine facilement le caractère paléolithique des logiciels utilisés dans une administration où l’on a encore photographié, il y a peu, un Thomson TO 7 (ou l’un de ses successeurs) encore en usage.
Paul Laroïde
Un des problèmes qui fait que ce genre de réforme passe “trop facilement”, c’est que la plupart des parents d’aujourd’hui sont déjà lobotomisés (passés par ce sytème depuis 40 ans) et qu’ils sont comme des moutons!
Et à propos des autres, je crois vous avoir déjà parlé des “écoles” clandestines dans les cités.
Cosaque
@Paul
A jeudi donc ds la rue : parents et profs !
Nif
Ben voyons Cosaque… vous serez bien le seul derrière la bannière de SUD education!
Philomène
Quel est l’avenir de cette “éducation nationale”? le niveau va encore baisser, beaucoup de profs ne peuvent plus faire cours face au chahut, au refus de travailler d’un bon tiers des élèves et, souvent, face à la violence contre eux ou contre des élèves. Le communautarisme religieux et ethnique va continuer à se développer. les parents qui en ont les moyens, vont envoyer leurs enfants vers les écoles privées qui vont augmenter en nombre. C’est “une école” à l’image de notre société.
Quant aux profs gauchistes (ils ne le sont pas tous), ils diront que c’est la faute au racisme et ils réclameront l’augmentation du budget, la diminution du nombre d’élèves par classe etc.
Paul Laroïde
Cosaque > non, je ne serai pas dans la rue : pour moi (c’est mon opinion personnelle) une grève ça ne fait rien bouger, c’est juste du vent (je le sais bien, ayant été licencié éco malgré des grèves légitimes puisqu’il a fallu que je signe un papier qui m’empêchaient tout recours juridique contre mon ancienne boîte, je ne suis plus aussi naïf). Jéricho, c’est uniquement dans la Bible.
Les parents et profs qui défilent me semblent (en général) trop “communistes” et “formatés” comme je le disais dans le post précédent (j’en ai des amis dans l’EN qui ne le sont pas, heureusement), je n’adhère pas et en plus ils ne font rien pour défendre les intérêts des enfants “différents”, voir pire! (donc mes intérêts par la même occasion)
Je suis PLUS revendicatif : C’est la DESTRUCTION de l’E.N. que je demande, pas moins!
Je ne scolarise pas mes enfants mais ils sont instruits: et je me défends juridiquement contre l’inspection académique qui se prend pour le législateur : dura lex sed lex!
Il n’y a que les gens qui sont en procès contre l’E.N. qui sont à mes yeux les vrais combattants : ces Davids contre Goliath méritent plus l’admiration et le soutien.
Yvon
Mais en URSS, les élèves savaient lire, écrire et compter. Le niveau scientifique et artistique de l’URSS était excellent dans certains domaines.
Sixtine
merci pour cet excellent article. L’enseignement privé a de beaux jours devant lui…
Jean Theis
La “réforme” je l’ai entendu déjà en 1941 alors, qu’en vacances chez mes grand-parents qui, contrairement aux habitudes de mes parents, me faisaient écouter les “informations”.
Depuis le mot fait partie de toutes les allocutions politiques, de quel que bord qu’elles soient.
A la fin des discours, ma chère Mamy disait “Cet homme, il a bien parlé”.