De l’abbé Claude Barthe sur Res Novae :
De grandes échéances approchent inéluctablement. La décomposition du catholicisme va s’accélérant, et pas seulement en Allemagne. De ce fait, la mise en évidence d’un schisme de fait s’accroît entre un catholicisme de conservation (au sens où Yann Raison Du Cleuziou parle de catholiques qui ont maintenu une sorte de « conservatoire ») et un catholicisme libéral-conciliaire. De grandes secousses peuvent donner l’occasion, aux évêques qui en auront la volonté, suscitée par la toute puissante Providence, d’amorcer le dur combat d’une renaissance. Se trouvera-t-il de tels Successeurs des Apôtres ?
Un salut qui ne peut être que hiérarchique
L’Église, du fait de l’événement Vatican II, est plongée dans une crise d’un type totalement atypique où le fonctionnement habituel du magistère est comme enrayé. Cela tient aux novations enseignées par ce concile et à cette sorte de démission que constitue la sortie du magistère infaillible, au moins comme référence, et son remplacement par l’enseignement pastoral. Le signe le plus visible de cette ère nouvelle étant une liturgie elle-même pastorale, affaiblie, parfois considérablement, du point de vue de sa signification théologique.
La divine constitution de l’Église étant fondée sur le pape et les évêques, la sortie de crise, à terme, ne peut être qu’une reprise en main par le pape et les évêques unis à lui. Ils devront nécessairement se consacrer à un renversement ecclésiologique dans le cadre d’une société catholique, aujourd’hui minoritaire. L’Église retrouvera la conscience d’être la totalité surnaturelle de son Corps mystique sur la terre, dans la pauvreté des moyens que lui impose une situation de persécution idéologique du monde moderne[1].
Tel est le terme. Auparavant les fidèles de l’Église (jadis, on aurait pu y ajouter les princes chrétiens), animés par le sensus fidelium, peuvent certes œuvrer grandement en cette direction, notamment par la conservation de la lex orandi traditionnelle. Mais la préparation adéquate au retournement dont nous parlons serait – ou est déjà, quoique bien faiblement encore – l’action réformatrice de Successeurs des Apôtres en communion prévenante avec le pape devenu restaurateur.
Il ne faut pas se cacher que si la confession intégrale de la foi catholique redevient un jour, comme il est de règle, le critère d’appartenance à l’Église, la brisure latente de l’unité qui existe depuis cinquante ans entre catholiques[2] va nécessairement se transformer en schisme ouvert. Et cela ne pourra intervenir que « dans le sang et dans les larmes » moralement parlant. Mais ce sera en même temps libérateur, la vérité étant par essence salvatrice, y compris pour les schismatiques appelés au choix et à la conversion. Car on ne peut malheureusement pas prévoir de solutions gentillettes à une crise de cette profondeur.
Sortir d’un catholicisme « allégé », revenir à un catholicisme « entier »
Quel programme peut-on imaginer pour la hiérarchie du futur, et dans un plus proche avenir pour ces évêques anticipant et préparant le relèvement de l’Église ? Nous évoquerons dans de prochaines livraisons un certain nombre de thèmes de réforme, et auparavant de prolégomènes à la réforme, comme la recomposition de la liturgie, le retour à la prédication sur les fins dernières, la restauration de la discipline de la communion, l’enseignement de ce qu’on pourrait appeler le catéchisme tout simplement, la morale et spécialement la morale conjugale, la formation des prêtres.
Mais fondamentalement, comme le dit Georges Weigel, dans son livre Le prochain pape[3]– l’éditeur en a remis un exemplaire à chacun des cardinaux lors du consistoire du mois d’août dernier –, il convient de se démarquer d’un catholicisme « allégé » et revenir à un catholicisme « entier ». C’est, explique-t-il, une « loi d’airain » que, dans le cadre de la confrontation du christianisme avec la modernité et la postmodernité, seules continuent de survivre et même de s’épanouir les communautés bien conscientes de leur identité en matière de doctrine et de morale : « Le prochain pape devra se rappeler que le dogme est libérateur ». Le cardinal anonyme qui a pris le pseudonyme de Demos, auteur d’un mémorandum sur le prochain conclave, reprend l’antienne :
« Le Successeur de Pierre, en tant que chef du collège des évêques, qui sont également les Successeurs des Apôtres, joue un rôle fondamental pour l’unité et la doctrine. Le nouveau pape devra comprendre que le secret de la vitalité chrétienne et catholique vient de la fidélité aux enseignements du Christ et aux pratiques catholiques[4]. »
Mais ce que l’on doit attendre d’un futur pape de restauration du catholicisme, on doit déjà l’espérer de ces évêques, dont nous avons proposé de dire qu’ils étaient en communion prévenante avec ce pape qui ne les a pas encore rejoints[5]. C’est le pape que souhaitent expressément George Weigel, le cardinal Demos et les évêques prêts à se déclarer délibérément réformateurs ou encore la revue Cardinalis lancée par de jeunes éditeurs français et s’adressant à tous les cardinaux du monde[6].
Mais ce pape et d’abord ces évêques se trouveront aux prises avec une double contrainte externe et interne. Une contrainte externe très forte : le catholicisme vit ou survit dans un monde affirmant sa laïcité par une pression sociale et institutionnelle, libérale certes, mais de fait très dictatoriale. Les sociologues Philippe Portier et Jean-Paul Willaime, dans La religion dans la France contemporaine. Entre sécularisation et recomposition[7], font une typologie et une analyse de ces indifférents et athées qui sont devenus majoritaires dans les sociétés contemporaines, à partir de la rupture des années 1960-1970. Ce sont des « sécularistes d’affirmation » ou « sécularistes d’indifférence » qui évoluent dans un monde où la religion est absente. Ces auteurs précisent que ce monde des sans-Dieu n’est pas un espace vide : il s’articule autour d’une éthique de l’autonomie lourdement subjectiviste et très prégnante. Ajoutons qu’elle délégitime toute tentative de retour du dogme et de la morale catholique et qu’elle pénalise systématiquement leurs défenseurs.
Mais aussi une contrainte interne : le courant d’adaptation au monde moderne tiendra longtemps beaucoup de postes hiérarchiques et fera puissamment obstacle à toute remontée du courant de conservation. À preuve l’opposition virulente qu’a rencontrée Benoît XVI, alors qu’il se contentait de vouloir mettre en œuvre rien de plus qu’une interprétation plus conservatrice du Concile. Cela donne idée de ce que pourra être une opposition à l’adoption pure et simple d’une ecclésiologie traditionnelle.
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Nos réflexions d’anticipation peuvent paraître relever du rêve. Pourtant, depuis un demi-siècle, l’ensemble des catholiques désarçonnés par les oppositions entre le magistère traditionnel et un magistère nouveau de type pastoral n’ont cessé d’entretenir ce rêve d’un relèvement salvateur. Ils ont constamment appelé le magistère pontifical à se reprendre et à s’exprimer à l’ancienne : tout simplement à s’exprimer comme magistère. Innombrables ont été les questionnements, les dubia, à lui adressés, sous les formes les plus diverses, du très direct Liber accusationis de l’abbé Georges de Nantes, qui demandait en 1972 à Paul VI de se juger lui-même, aux dubia respectueux des cardinaux Caffarra, Meisner, Burke et Brandmüller, qui interrogeaient le pape François en 2016 afin qu’il tranchât au sujet de l’opposition entre la morale traditionnelle et le chapitre VIII d’Amoris lætitia, autrement dit qu’il condamnât avec autorité magistérielle ses propres enseignements.
Préalablement à cette condamnation espérée, les cardinaux concernés, et bien d’autres, ont enseigné cette doctrine traditionnelle. Il est même arrivé que certains évêques soient allés jusqu’à suspendre l’application de la discipline nouvelle pour les divorcés « remariés ».
Point n’est besoin d’ailleurs d’attaquer le Concile pour attaquer Amoris lætitia¸ puisqu’en effet d’Humanæ vitæ à Benoît XVI la doctrine morale était restée pour l’essentiel traditionnelle, antéconciliaire. Pourtant, le choc de la démission de Benoît et de l’élection de François en 2013, a beaucoup contribué à faire remonter la réflexion, des effets, le bergoglisme, aux causes, Vatican II. La critique du Concile, grâce en somme au rejet provoqué par le pape François, a acquis un certain droit de cité dans l’Église[8]. Ainsi est-il apparu que la déclaration d’Abu Dhabi[9], signée par le pape François, comme les successives journées d’Assise, présidées par Jean-Paul II et Benoît XVI, étaient fondées sur le « respect » qu’accorde Nostra ætate n. 2 aux religions non chrétiennes[10]. Ainsi les blogs ratzinguériens consacrent-ils désormais une large place aux débats critiques sur le concile Vatican II, jusque-là réservés aux aires traditionalistes. Ainsi le livre dirigé par le vaticaniste Aldo Maria Vall, L’altro Vaticano II. Voci su un Concilio che non vuole finire[11], réunissait-il des auteurs relativement divers, mais qui pratiquement tous formulaient d’importantes réserves vis-à-vis du dernier concile.
Très logiquement d’ailleurs, A. M. Valli amenait la question ultime à laquelle aboutit l’immense mal-être dont souffre le catholicisme depuis 1965 : pour sortir de cette situation, que faire de Vatican II ? Question à laquelle cherchent à répondre aussi tous ceux qui, en évitant de le remettre en cause, ont tenté sans jamais y parvenir d’« encadrer » le Concile, tel Benoît XVI par son « herméneutique de la réforme ou du renouveau dans la continuité ».
Remarquons d’ailleurs que, fatalement, vouloir encadrer le Concile conduit à le remettre en cause. Le processus lancé par le même Benoît XVI avec Summorum Pontificum en 2007 allait en ce sens, non seulement parce qu’il affirmait le droit à l’existence de la liturgie d’avant Vatican II, expression cultuelle de la doctrine d’avant, mais aussi parce qu’en lançant l’idée d’« enrichissement réciproque » de la liturgie nouvelle et de la liturgie ancienne, il cherchait à donner vigueur à l’idée récurrente de « réforme de la réforme », c’est-à-dire à celle de la correction progressive de la liturgie de Paul VI par le voisinage de la liturgie tridentine.
Cette « réforme de la réforme » est typiquement un processus de transition – que le pape Ratzinger s’est malheureusement abstenu de mettre concrètement en œuvre, sauf dans quelques détails de ses propres célébrations –, qui pourra être appliqué à la liturgie par des évêques ou par un pape qui en auraient une ferme volonté restauratrice. Ce sera nécessaire car la nouvelle liturgie a créé des habitudes profondément ancrées qui, même dans un climat favorable au retour vers les formes anciennes, obligeront à ménager des phases transitoires. Ce processus progressif appliqué à la lex orandi, pourra inspirer, analogiquement bien sûr, un mouvement de retour dogmatique dans la lex credendi. D’une analogie lointaine, car on ne saurait opérer de transaction, fût-elle celle d’une transition provisoire, dans l’expression conceptuelle de la vérité.
Alors pourquoi parler de « réforme de la réforme » en matière de doctrine ? Il nous semble qu’il s’agirait de considérer les points litigieux de Vatican II comme des sortes d’objections, des videtur quod non, faites au magistère, comme étaient faites, dans les écoles médiévales, des objections au maître en théologie. À ces objections, ce dernier donnait des réponses, en explicitant sa pensée avec toutes les distinctions nécessaires. N’est-ce pas ainsi que procédait Pie XII, pour donner un exemple parmi bien d’autres, lorsqu’à l’adage « Hors de l’Église, point de salut » les contemporains objectaient l’apparente injustice de cette affirmation compte tenu de la faible proportion d’hommes qui avaient pu recevoir la lumière de la Révélation depuis le début de l’humanité et aujourd’hui encore. Pie XII répondait alors avec Mystici Corporis que, dans le secret de Dieu, peuvent accéder au salut « ceux qui par un certain désir et souhait inconscient, se trouvent ordonnés au Corps mystique du Rédempteur » : ceux-là aussi, que Dieu seul connaît, sont donc sauvés par l’Église (comme d’ailleurs inversement se damnent ceux qui semblent appartenir à l’Église, mais qui en sont en réalité séparés par l’hérésie).
Cela reviendrait à opérer une rectification authentique des domaines controversés, laquelle chercherait par exemple une voie pour qualifier les chrétiens séparés, non de catholiques « imparfaits » (Unitatis redintegratio, n. 3), ce qui est d’une orthodoxie douteuse, mais comme bénéficiant concrètement, en vertu des « éléments » d’Église qui se trouvent dans leur communauté, tels le baptême, l’Écriture (ibidem), d’une préparation et d’une invitation au retour vers la communion au Christ et à l’Église.
Cette œuvre de rectification doctrinale est assurément la plus importante des œuvres que les Successeurs des Apôtres, conscients de la nécessité d’une restauration de l’Église – d’une vraie réforme – auront à préparer pour un pape à venir et ont déjà à exercer, au nom de la sollicitude qu’ils doivent à l’ensemble de l’Église (Fidei Donum repris par Lumen Gentium 23), du fait même qu’ils sont évêques, docteurs de la foi.
Abbé Claude Barthe
[1] Voir Res Novæ, novembre 2022, Pour une vraie réforme de l’Église.
[2] Voir Res Novæ, octobre 2022, Le magistère comme un édredon.
[3] Parole et Silence, 2020. Il prossimo papa, Fede e Cultura, 2021.The Next Pope, Ignatius Press, 2020.
[4] Un mémorandum sur le prochain conclave circule parmi les cardinaux. Le voici (www.Diakonos.be).
[5] Voir Res Novæ, juin 2022, Si le pape se tait, que parlent les évêques !
[6] Cardinalis – Le magazine des cardinaux (cardinalis-magazine.com).
[7] Armand Colin, 2021.
[8] Voir Res Novæ, mars 2021, La critique du Concile se porte bien.
[9] « Le pluralisme et les diversités de religion, de couleur, de sexe, de race et de langue sont une sage volonté divine ».
[10] « [L’Église catholique] considère avec un respect sincère ces manières d’agir et de vivre, ces règles et ces doctrines qui, quoiqu’elles diffèrent sous bien des rapports de ce qu’elle-même tient et propose, cependant reflètent souvent un rayon de la vérité qui illumine tous les hommes. »
[11] Chorabooks, Hong Kong, 2021.