Le journaliste indien Anto Akkara, qui a documenté durant quinze ans les massacres antichrétiens du district de Kandhamal, survenus en 2008 dans l’État d’Odisha, dans l’est de l’Inde, revient sur un long parcours depuis les persécutions, des premières enquêtes et campagnes menées contre des injustices et des tentatives de dissimulation jusqu’à la décision du Vatican, en octobre dernier, d’ouvrir l’enquête diocésaine pour les 35 martyrs catholiques de Kandhamal, première étape vers leur béatification :
La jungle reculée du district de Kandhamal, dans l’État d’Odisha, dans l’est de l’Inde – une des régions les moins développées du pays sur 760 districts –, est aujourd’hui connue dans le monde entier. Cette nouvelle notoriété est due aux chrétiens de Kandhamal, pauvres mais braves, qui ont subi le martyre en 2008 durant les massacres antichrétiens d’Odisha, à l’image des premiers chrétiens menacés d’être tués à moins de renoncer à leur foi.
Quand la nouvelle du feu vert du Vatican pour l’ouverture de l’enquête diocésaine, afin de démarrer le processus de béatification des 35 martyrs catholiques de Kandhamal, a été annoncée par Mgr Leopoldo Girelli, nonce apostolique en Inde, j’ai partagé la joie de nombreux fidèles indiens. Le Nihil Obstat accordé par le Dicastère pour la Cause des Saints a ouvert la voie vers la béatification du serviteur de Dieu Kantheswar Digal et de ses 34 compagnons, martyrs de Kandhamal.
Les rencontres avec les proches de ces martyrs et avec plusieurs milliers de survivants ont changé le cours de ma vie, après m’être rendu à 35 reprises à Kandhamal au cours des quinze dernières années afin de visiter la « terre sainte de l’Inde », rendue sacrée par le sang des chrétiens d’Odisha. Aujourd’hui, la voie est libre pour Mgr John Barwa, archevêque de l’archidiocèse de Cuttack-Bhubaneswar (qui couvre le district de Kandhamal), afin de mettre en œuvre le processus de béatification.
Les pires violences antichrétiennes de l’histoire moderne de l’Inde
La première étape sera de rassembler le conseil de l’archidiocèse afin de décider des dates du début officiel du processus, qui demande d’intenses planifications car il implique 35 candidats à la sainteté. Comment le district de Kandhamal a-t-il atteint ce statut exceptionnel dans l’histoire chrétienne, y compris au-delà des frontières de l’Inde ?
En août 2008, ce district tentaculaire, éloigné de 200 à 350 km de la ville de Bhubaneswar (capitale de l’État d’Odisha), a subi les pires violences antichrétiennes de l’histoire moderne de l’Inde, après le meurtre mystérieux du leader hindou Swami Lakshmanananda Saraswati, âgé de 81 ans, dans son Ashram de Kandhamal.
Le meurtre a été immédiatement présenté comme un « complot chrétien », et le corps de Swami a été transporté à travers le district durant deux jours de procession funéraire, avec des appels à se venger contre les chrétiens. Des groupes extrémistes hindous appartenant au mouvement Sangh Parivar (une « famille » d’organisations préconisant l’idéologie nationaliste pro-hindoue de l’Hindutva) ont ensuite déclaré le christianisme comme « interdit » à Kandhamal, et les chrétiens ont reçu l’ordre de se rassembler dans les temples afin de renoncer à leur foi dans le Christ. Pour cela, ils ont été pourchassés et parfois même arrachés de bus encore en mouvement.
« J’ai le droit fondamental d’être chrétien dans ce pays »
Parmi ceux qui ont refusé de renier leur foi, certains ont même été brûlés vifs, enterrés vivants et mutilés. Presque une centaine de chrétiens ont été tués immédiatement, et plus de 300 églises et 6 000 habitations ont été pillées à un rythme soutenu, rendant près de 56 000 personnes sans-abri. Parmi les victimes, le jeune pasteur évangélique Rajesh Digal revenait d’Hyderabad quand les violences ont éclaté à Kandhamal. Le bus qu’il a pris depuis Berhampur a été arrêté le 26 août 2008 par une foule.
Celle-ci l’a interrogé en lui demandant « Êtes-vous chrétiens ? ». Devant sa réponse évasive, ils ont vérifié son sac et trouvé une bible. Ils ont ajouté : « Le christianisme est interdit à Kandhamal parce que vous les chrétiens, vous avez tué notre Swami. Vous devez suivre une cérémonie de reconversion et renier à votre foi. » « J’ai le droit fondamental d’être chrétien dans ce pays. Je ne viendrai pas pour la reconversion », a répondu Rajesh. Furieuse, la foule l’a battu et traîné vers un fossé où il a été enseveli jusqu’au cou, afin de lui donner une « dernière chance » de renier. Devant son nouveau refus, il a été lapidé à l’image du meurtre de saint Étienne, premier martyr de la foi chrétienne.
105 martyrs chrétiens dont 36 catholiques
Le père Purushottam Nayak, qui a rassemblé le dossier des martyrs au cours des cinq dernières années depuis 2018 à la demande du Vatican, a visité les habitations de chacun des martyrs chrétiens dans les villages reculés du district, afin de préparer une liste des 105 martyrs, dont deux tiers de non-catholiques. Parmi 36 catholiques, le dicastère du Vatican a approuvé l’ouverture du processus de béatification pour 35 d’entre eux (dont 14 sont morts durant les massacres, les autres étant décédés des suites de leurs blessures).
La Conférence épiscopale indienne (qui regroupe 133 diocèses de rite latin en Inde), durant son assemblée plénière de janvier 2023, a approuvé la liste des 35 martyrs soumise par l’archidiocèse, avant de la transmettre au Vatican. Ce dernier, dans son Nihil Obstat, ne mentionne qu’un seul nom, Kanteshwar Digal et ses 34 compagnons, en raison de son témoignage exceptionnel.
Kanteshwar Digal, un catéchiste de Shankarakole, a refusé de suivre le rituel de reconversion au cours duquel les chrétiens étaient forcés de brûler la Bible. Une semaine après le meurtre du leader hindou Swami, après avoir senti le danger, il a tenté de fuir en bus vers Bhubaneswar, où vivaient sa femme et son fils Rajendra dans un bidonville. Le bus a été arrêté et Kanteshwar Digal a été arraché du véhicule, avant d’être tué cruellement le 26 août au soir en même temps qu’un couple chrétien, Meghnath Digal et sa femme Priatama.
« L’histoire des premiers chrétiens se répète »
Sur la liste des 35 martyrs se trouve aussi le père Bernard Digal, procurateur de l’archidiocèse de Cuttack-Bhubaneswar, qui se rendait à Kandhamal pour suivre les travaux d’une nouvelle église dans sa paroisse natale de Tiangia. Le 23 août au soir, il avait fait halte avec un prêtre âgé, le père Alexander Charalankunnel, quand l’église a été attaquée et sa voiture brûlée. Le père Bernard a cherché un scooter pour emmener le père Charalankunnel en sécurité en dehors de Kandhamal. Les assaillants ont attaqué le père Bernard de nuit alors qu’il dormait dans une église incendiée et sans toit. Le prêtre a été déshabillé, battu et frappé à la tête avec une barre de fer. Il est mort deux mois plus tard de ses blessures à l’hôpital du Saint-Esprit de Mumbai.
« Le sang des martyrs est semence de chrétiens » – la phrase célèbre de l’historien de l’Église Tertullien, qui a décrit les persécutions des premiers chrétiens sous l’empire romain, se répète aujourd’hui à Kandhamal. En effet, des garçons et des filles qui avaient fui dans la jungle avec leurs parents, et survécu dans des camps de réfugiés, sont aujourd’hui devenus religieuses, prêtres et pasteurs.
Ainsi, Kandhamal n’est plus une tragédie mais une Bonne Nouvelle pour le monde chrétien, invité à se réjouir parce que la violence des nationalistes hindous n’a pas suffi à pousser les chrétiens à renier la foi. Au contraire, plusieurs centaines d’hindous, dont des responsables de l’organisation Sangh Parivar, ont rejoint le christianisme qu’ils avaient pourtant essayé d’interdire à Kandhamal. Depuis quinze ans, beaucoup de choses se sont passées, dont certaines expériences choquantes qui ne pourraient être partagées même en privé. Mais cette décision historique d’ouvrir la cause de béatification des martyrs de Kandhamal rappelle à chaque chrétien que « l’histoire des premiers chrétiens se répète ».