Historien italien, ancien vice-président du CNR (équivalent de notre CNRS), catholique, Roberto de Mattei vient de publier un ouvrage sur le Ralliement. Il a été interrogé par Philippe Maxence dans L'Homme Nouveau. Extrait :
"[…] En demandant aux catholiques français de se rallier à la forme républicaine de l’État telle qu’elle existait alors en France, c’est-à-dire à une République substantiellement anti-catholique et laïciste, Léon XIII a brisé le lien séculaire entre le trône et l’autel. L’effet a été double. D’une part, il a conduit la droite contre-révolutionnaire, jusqu’ici profondément catholique, non seulement à se diviser, mais surtout à se séculariser. Du Ralliement naît en quelque sorte l’Action française, c’est-à-dire un mouvement monarchiste sécularisé, et à ce titre, moderne. Autrement dit, une droite qui s’émancipe de Rome et qui conduira à la pénible affaire de la condamnation de l’Action française en 1926. D’autre part, le Ralliement conduit à la naissance du catholicisme républicain, à l’origine de la démocratie-chrétienne. Les catholiques n’ont plus eu le choix qu’entre une monarchie sans Église et un catholicisme sans roi, qui sera de plus en plus un catholicisme démocratique. Le Sillon et l’Action française sont deux conséquences antithétiques du Ralliement. […]
Avec le Ralliement, Léon XIII pensait pouvoir adoucir le comportement hostile de la IIIe République vis-à-vis de l’Église ; la rendre plus ouverte, moins agressive. En réalité, c’est exactement l’inverse qui a eu lieu. À terme, l’action politique de Léon XIII s’est soldée par un échec politique et religieux, par la suppression du Concordat qui avait réglé pendant un siècle les rapports entre la France et le Saint- Siège, bien que lui-même fût déjà mort à ce moment-là.
Et la conséquence plus lointaine ?
Elle se trouve dans le ralliement au monde moderne qui s’incarne au moment du concile Vatican II. On trouve dans le Ralliement les racines surtout psychologiques du souhait de ne plus affronter en face la modernité. À ce titre, le Ralliement avait étouffé tout esprit de résistance et de militance tout en divisant profondément les catholiques. […]
Mgr Baduel n’était pas favorable au gouvernement. Il voulait savoir si Léon XIII obligeait formellement au Ralliement. Dans ce cas, pensait-il, j’irai avec résignation. Mais dans l’esprit de Léon XIII, il s’agissait bien d’une adhésion, même si celle-ci reposait sur la distinction, qui me semble quand même sophistique, entre l’institution et sa législation. Or, et l’Histoire l’a prouvé, il y avait une réelle coïncidence entre l’esprit républicain et l’institution que l’on ne pouvait pas dissocier. Ce fut pour Léon XIII un échec pastoral sur lequel il est légitime de poser un jugement. Il est important de souligner la distinction entre la doctrine et le projet politique et pastoral de Léon XIII. La doctrine ne peut pas échouer alors qu’un projet pastoral ou politique peut échouer.
Il est donc possible pour un catholique de poser un jugement sur le Ralliement ?
Le Ralliement n’est pas un problème purement historique ou de l’ordre de la philosophie politique. Les conséquences se manifestent jusqu’à aujourd’hui. Au fond, il s’agit du problème du rapport entre l’Église et le monde moderne. Face à ce problème, Léon XIII a voulu poser une nouvelle façon de se positionner, en s’éloignant de la tradition de Pie IX et de ses prédécesseurs. Il n’a pas proposé une doctrine nouvelle, mais une politique nouvelle. Cette politique a échoué. Il était légitime de la critiquer à l’époque et les catholiques contre-révolutionnaires l’ont critiquée. Il est légitime de la critiquer aussi aujourd’hui, comme en général les projets pastoraux d’autres pontifes.
L’infaillibilité couvre la doctrine mais ne couvre pas le gouvernement du pape. Le Ralliement a donc été critiqué par des catholiques contre-révolutionnaires comme Mgr Delassus ou Mgr Freppel. C’est le cas encore de dom Besse qui sous le pseudonyme de Léon de Cheyssac a consacré un livre au Ralliement. En revanche, Albert de Mun, qui avec La Tour du Pin avait fondé les Cercles catholiques d’ouvriers et représentait une ligne ouvertement contre-révolutionnaire, s’est rallié. Le futur maréchal Lyautey, qui était catholique et royaliste, a rencontré Léon XIII et lui a demandé ce qu’il fallait faire. Quand il est ressorti de l’entretien, quelque chose en lui était brisé. Il a considéré que désormais toute action contre-révolutionnaire était impossible. Nous sommes là face à une troisième attitude qui consiste ni à critiquer le Ralliement, ni à y adhérer, mais en quelque sorte à se retirer.
Au moment de la très forte mobilisation contre le « mariage » pour tous en France, certains y ont vu les premiers éléments d’une sortie de la logique du Ralliement. Qu’en pensez-vous ?
Il m’est difficile en tant qu’étranger d’émettre une analyse sur un sujet que je n’ai pas étudié sous cet angle. Je crois cependant qu’en France, les catholiques doivent effectivement sortir de la logique du Ralliement. Dans le champ politique, il leur faut par exemple se libérer d’une certaine habitude de soumission aux institutions afin de retrouver leur liberté et une position plus forte. Au plan de l’Église, le Ralliement a conduit en fait à rallier le monde moderne. Mais aujourd’hui ce type de ralliement revient à se rallier à un cadavre en décomposition. Dans ce sens, en se libérant de la logique du Ralliement, les catholiques se libèrent de l’hypothèse du monde moderne et recouvrent une liberté d’esprit à laquelle on a renoncé."