La situation étant explosive, le dicastère pour la doctrine de la foi publie un « communiqué de presse pour aider à clarifier la réception de Fiducia supplicans », avec notamment notamment un exemple de prière de bénédiction… en dix ou quinze secondes. La confusion s’ajoute à la confusion. Pour Jean-Marie Guénois, c’est un recul du pape, qui fait suite à la levée de boucliers puisqu’il laisse la liberté aux évêques de ne pas appliquer cette note.
Selon Luisella Scrosati dans La Nuova Bussola, Fiducia supplicans ne fait que couronner la soi-disant “via caritatis”, qui s’illusionne en croyant sauver le pécheur en excusant le péché. Une vieille erreur déjà dénoncée par Pascal.
La bénédiction des couples “irréguliers” et des concubins homosexuels constitue le couronnement de la démarche d’une grande partie de la théologie morale, depuis plusieurs décennies, ainsi que la trame, même pas trop cachée, d’Amoris Lætitia (AL). FS, à y regarder de plus près, n’est rien d’autre qu’une extension de ce qu’AL, dans l’interprétation “authentique” qu’en donne le pape dans sa lettre aux évêques de Buenos Aires (et de qui d’autre ?), permettait déjà : l’accès à la vie sacramentelle pour les couples vivant ensemble more uxorio. A la base de cette permission, ce que le pape François a baptisé la “via caritatis” (cf. AL 306), qui n’est en réalité qu’une sorte de “plan B” à mettre en œuvre “face à ceux qui ont des difficultés à vivre pleinement la loi divine”. C’est la voie des “manières possibles de répondre à Dieu” (AL 305), de l’archaïque et dévastateur “bien possible” (AL 308).
Mais qu’est-ce que cette “via caritatis” ? Ce n’est rien d’autre que la vieille morale jésuite (du jésuitisme décadent) qui écœurait Blaise Pascal et que ce brillant esprit, dans la sixième des dix-huit “Lettres provinciales”, avait si bien résumée : “on ne pèche plus, tandis qu’auparavant on péchait : iam non peccant, licet ante peccaverint”. Un nouveau “miracle” (médiocre) qui ne convertit pas le pécheur, mais le péché, et qui implique une conception de la loi de Dieu comme un obstacle rigide à éviter, un lourd fardeau à alléger, une pilule amère à adoucir. En somme, le bon Dieu nous a ménagés, mais c’est nous, plus miséricordieux que lui, qui nous occupons de cette faille dans sa loi.
Rien n’échappe à notre prévoyance”, s’exclame l’interlocuteur jésuite de la lettre, convaincu que cet adoucissement progressif de la morale est nécessaire en raison de la corruption généralisée des “hommes d’aujourd’hui” (cette catégorie idéale intemporelle de toute subversion !), qui, “ne pouvant les faire venir à nous, doivent aller à leur rencontre ; sinon ils nous abandonneraient ; pire encore, ils se laisseraient complètement aller”. Le berger prévoyant, bon et miséricordieux est plus concret et efficace que la grâce divine qui, après tout, ne se révèle pas toujours si prompte à venir en aide à l’homme. Ainsi, “sans toutefois heurter la vérité”, tient à souligner le jésuite dans sa lettre, il faut trouver une voie plus douce et moins rude que celle empruntée par les amoureux de l’intégrité de la loi. “Le projet fondamental de notre Compagnie [de la Compagnie de Jésus, ndlr] pour le bien de la religion est de ne rejeter personne pour ne pas désespérer”, conclut le jésuite avec bonhomie.
“Rien n’échappe à notre miséricorde”, a rétorqué aujourd’hui le pape François. Tout le monde, tout le monde” doit entrer dans l’Eglise ; “l’homme d’aujourd’hui” est accablé par des circonstances qui constituent des circonstances atténuantes de la responsabilité personnelle comme “l’immaturité affective, la force des habitudes contractées, l’état d’angoisse ou d’autres facteurs psychiques ou sociaux” (AL 302). Des circonstances tellement atténuantes qu’elles vident le commandement divin de son sens concret. Malheur au pasteur, insiste François, qui se sent “satisfait d’appliquer les lois morales à ceux qui vivent dans des situations “irrégulières”, comme s’il s’agissait de pierres jetées sur la vie des gens” (AL 305), devenant ainsi la cause de l’éloignement des gens et de leur désespoir. FS bénit – littéralement – cette approche et la sanctionne universellement, à travers l’acte sacerdotal le plus simple et le plus répandu. Qui, malgré le refrain rassurant qu’on ne change pas de doctrine – “sans toutefois heurter la vérité” ! – réalise plastiquement la grande maxime dénoncée par Pascal : “on ne pèche plus, alors qu’avant on péchait”. Précisément parce qu’on bénit aujourd’hui ce qu’on ne pouvait pas bénir avant.
Car, il faut bien le dire, malgré la tentative du pape François de tirer Pascal de son côté avec la lettre apostolique de l’an dernier, la critique du génie français va droit au cœur de ce pontificat. Celui-ci réinterprète la justification du pécheur à sa manière : de “rendre le pécheur juste”, par l’œuvre de la grâce divine, à le justifier, en dissolvant son imputabilité. Pour la théologie catholique, la grâce rend juste parce qu’elle guérit en profondeur, redonne vigueur à la pénitence, nourrit les vertus ; pour la nouvelle morale en action, il s’agit de laisser le pécheur dans la fange, de l’illusionner pour couvrir le mal réel par un bien possible, d’apaiser par une belle bénédiction, voire par l’admission à la vie sacramentelle, une conscience qui a plutôt besoin d’être ébranlée.
Le pécheur est ainsi “justifié” par le changement des mots, par la recherche d’excuses infinies, par des sophismes qui n’ont d’autre but que d’adoucir une prétendue rigidité de la loi. Un renversement brutal de la manière dont la foi chrétienne, enracinée dans l’ancienne alliance, a toujours compris et vécu la loi de Dieu : un joug qui libère, un fardeau qui soulève, une nourriture amère qui guérit. La Règle de saint Benoît, qui a forgé la chrétienté latine, exprime avec une profonde sagesse la dynamique de la loi de Dieu qui guide vers le salut : “Si (…) quelque chose d’un peu plus rigoureux (paululum restrictius) est introduit, ne te laisse pas immédiatement saisir par la peur et ne t’écarte pas du chemin du salut, un chemin qui ne peut qu’être étroit au début. Si tu avances (…) ton cœur se dilatera et tu courras sur le chemin des commandements de Dieu avec une indicible douceur d’amour” (RB, Prologue, 47-49).
En effet, lorsqu’on persévère à implorer le Seigneur pour qu’il vienne à notre secours, afin que nous l’aimions en accomplissant ses commandements, la grâce arrive, entre dans les recoins étroits de notre cœur rétréci et le guérit, jusqu’à ce qu’il s’élargisse démesurément. Alors, vraiment, “on ne pèche plus, alors qu’avant on péchait”, parce que l’homme est guéri. C’est la via veritatis et la via orationis et pœnitentiæ qui conduisent à l’authentique via caritatis, et non les artifices, ajustements jésuites médiocres et présomptueux.
Non pas ces artifices, mais les commandements de Dieu et sa grâce dont l’homme a besoin. Car c’est seulement de cela que parle l’Apocalypse : “La loi du Seigneur est parfaite, elle rafraîchit l’âme (…). Les commandements du Seigneur sont justes, ils réjouissent le cœur ; les commandements du Seigneur sont clairs, ils éclairent les yeux” (Ps 19,8-9).