Analyse passionnante d’Annie Laurent dans La Petite Feuille Verte :
On a longtemps voulu croire, y compris dans les milieux académiques, que l’islam serait apparu par la seule prédication de son prophète, à l’instar du récit traditionnel musulman. On expliquait alors sa similarité avec nombre d’hérésies et mouvements religieux du VIIe siècle comme résultant de leur influence sur Mahomet, qui aurait en quelque sorte composé sa religion comme un cocktail savant à partir d’elles. C’est dans cette pensée que s’inscrivait encore l’académicien Roger Arnaldez (1911-2006) :
« Persuadé de la vérité du monothéisme, le Prophète [Mahomet] se trouvait plongé dans un milieu d’une complexité extraordinaire. Il est peut-être vain de chercher à déterminer quelles sectes il a connu, comme s’il avait été à l’école de l’une d’elles. En réalité, il a dû entendre, et sans doute écouter, un ensemble hétéroclite de doctrines qui lui parvenaient pêle-mêle, au hasard des rencontres » (À la croisée des trois monothéismes, Albin Michel, 1993, p. 55).
Les études savantes montrent cependant la nouveauté et l’originalité de l’islam naissant à cette époque – dit aussi « proto-islam » –, comme un des premiers mouvements millénaristes de l’Histoire. Inscrit dans le contexte biblique juif et chrétien de son époque, il y empruntait certes diverses interprétations marquées par les hérésies, notamment gnostiques, mais il s’est d’abord développé comme un mouvement apocalyptique. Le texte coranique, en particulier, en est toujours témoin.
UNE MULTITUDE D’HÉRÉSIES GNOSTIQUES ET MESSIANISTES
Dès le Ier siècle de l’histoire de l’Église, des hérésies sont apparues au sein des peuples christianisés du Levant.
Certaines se référaient à la gnose (du grec gnosis = connaissance). Face à la nouveauté du salut personnel en Jésus-Christ (la « vie » que Jésus dit donner à ceux qui suivent sa « voie ») annoncé par l’Église, les mouvements gnostiques (gnosticisme) émergèrent en prétendant proposer une autre forme de salut personnel, sans le Christ mais par l’accession à un ensemble de connaissances, de sciences relatives aux mystères divins. Ils contestaient donc l’enseignement chrétien sur la personne de Jésus, son lien avec Dieu, sa mission salvifique et la destinée de l’homme.
L’apôtre saint Jean y fait allusion dans sa deuxième épître :
« C’est que beaucoup de séducteurs se sont répandus dans le monde, qui ne confessent pas Jésus-Christ venu dans la chair ; voilà bien le Séducteur, l’Antichrist » (2 Jn 7).
« Pour les gnostiques, l’incarnation du Fils de Dieu était impossible étant donné que la matière est destinée à être détruite ; la chair ne peut donc pas être susceptible de salut », écrivait saint Irénée (né à Smyrne en 140, il mourut en 202 à Lyon, dont il était l’évêque), le premier à donner l’alerte dans son œuvre Adversus haereses (Contre les hérésies). Ce passage est cité dans le Dictionnaire d’histoire de l’Église, réalisé sous la direction de Mgr Bernard Ardura (Cerf, 2022, p. 439).
Du gnosticisme ont émergé certains textes apocryphes (écrits cachés ou ésotériques) apparus dans l’Orient méditerranéen dès le second siècle du christianisme, tels ceux qui ont été retrouvés à Nag Hamadi (Égypte) : « évangile de Thomas », « évangile de la vérité » de Valentin, etc. Il s’agit d’écrits qui ne proviennent pas de la première communauté chrétienne, malgré leur crédibilité apparente ou les noms chrétiens de leurs auteurs présumés, et contre lesquels le Nouveau Testament met en garde (cf. Matthieu 7, 15 ; Actes 20, 29 ; Hébreux 13, 9 ; Galates 1, 6-8). Saint Irénée appelle aussi à la vigilance envers ces pseudos récits :
« La vraie tradition a été manifestée dans le monde entier. Elle peut être connue en toute Église par tous ceux qui veulent voir la vérité » (cité par France Quéré, Évangiles apocryphes, Seuil, 1983, p. 10).
Il revint cependant à saint Athanase d’Alexandrie (v. 296-373) de confirmer en 367 la liste des écrits orthodoxes (authentiques) qui constituaient le Canon définitif reconnu par l’Église.
Or, comme le montre Rémi Gounelle, historien du christianisme antique, certains contenus de ces documents se retrouvent dans le Coran (cf. « Les écrits apocryphes chrétiens et le Coran », dans Histoire du Coran, dirigé par Mohammad Ali Amir-Moezzi et Guillaume Dye, Cerf, 2022, chap. XII).
Le Livre sacré des musulmans s’inscrit par ailleurs, et même principalement, dans une perspective eschatologique imminente (annonce de la fin des temps), sans doute inspirée par les espérances apocalyptiques juives et chrétiennes qui foisonnaient à cette époque dans une grande partie de l’Orient (cf. David Hamidovic, « Les écrits apocryphes juifs et le Coran », Histoire du Coran, op. cit., chap. XI ; Muriel Debié, « Les apocalypses syriaques », ibid., chap. XIII ; Frantz Grenet, « L’apocalypse iranienne », ibid., chap. XIV ;).
Plus encore, on trouve dans le Coran la description d’un courant juif ancien, « nazaréen » (« judéonazaréen »), porteur de ces espérances, qui y sont canalisées dans un projet politico-religieux centré sur le relèvement du Temple de Jérusalem. Ceci afin de déclencher l’apocalypse en provoquant le retour de Jésus pour inaugurer les « temps messianiques » (non évoqué directement par le texte mais cependant induit par celui-ci, comme le montre Mohammad Ali Amir-Moezzi in « Le chiisme et le Coran », Histoire du Coran, op. cit., chap. XXII). En ce sens, on peut parler d’hérésie relevant du messianisme politique, le Coran, en son contexte biblique, pouvant être analysé plus précisément comme l’un des premiers textes millénaristes de l’Histoire.
Au fil du temps, les idées gnostiques et messianistes ont engendré diverses formes d’hérésies et de mouvements plus ou moins structurés. Certaines d’entre elles sont fondatrices de l’islam. Nous les présentons dans l’ordre chronologique de leur apparition, en réservant cependant des développements spécifiques à l’arianisme, au nestorianisme et au monophysisme dans les deux prochaines PFV (n° 96 et 97).
LE MILLÉNARISME
Le Catéchisme de l’Église catholique définit le millénarisme comme la prétention à
« […] accomplir dans l’histoire l’espérance messianique qui ne peut s’achever qu’au-delà d’elle à travers le jugement eschatologique : même sous sa forme mitigée, l’Église a rejeté cette falsification du Royaume à venir sous le nom de millénarisme […] » (CEC, p. 675-676).
Il peut être compris comme le projet d’établir sur terre une sorte de « royaume de Dieu », de monde parfait délivré de l’empire du Mal, sans la Parousie (venue de Jésus « dans lagloire ») et sans le jugement de l’humanité annoncés dans les Écritures. Au contraire de l’attente chrétienne du retour du Christ dont dérive cette doctrine, ceux qui la portent se considèrent alors comme élevés au-dessus des autres hommes, auxiliaires politiques du Messie – ou de Dieu Lui-même – pour la mise en œuvre du « jugement », attendant de jouir dans le monde futur de toutes sortes d’avantages (cf. Mt 25, 34 : « Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume préparé pour vous depuis la fondation du monde »).
Cette croyance apparaît dans le Coran, portée en particulier par le courant judéonazaréen. Le Père Édouard-Marie Gallez en fait remonter l’origine au 1er siècle (cf. Le Messie et son Prophète, 2 tomes, Éditions de Paris, 2005-2010). Ce courant serait né
« dans l’entourage des premières communautés judéo-chrétiennes où certains ayant reconnu Jésus comme le Messie attendu par le peuple hébreu n’ont pas accepté qu’il puisse se faire serviteur et mourir crucifié. Au contraire, ils n’ont jamais voulu renoncer à leurs interprétations des prophéties bibliques, escomptant que le Messie se fasse roi, libère Israël de l’occupant chrétien et l’établisse au-dessus des nations » (Odon Lafontaine, Le grand secret de l’islam, Kindle, 2020, p. 52).
Ce courant aurait survécu au Proche-Orient, plus ou moins classé, par les auteurs de l’Antiquité, dans les mouvements pluriels dits de l’Ébionisme ou du Nazaréisme (termes génériques identifiant divers courants juifs attachés à la Loi de Moïse et ayant reconnu en Jésus le Messie d’Israël tout en refusant sa divinité). Ont ainsi émergé les Judéonazaréens, porteurs au VIIème siècle d’un projet politico-religieux de relèvement du Temple de Jérusalem, qui semble avoir été fondamental dans les événements du proto-islam (O. Lafontaine, ibid., p. 55-61 ; cf. aussi Stephen J. Shoemaker, The Apocalypse of Empire, University of Pennsylvania Press, 2018).
Le Coran porte la marque profonde de ces espérances millénaristes initiales, illustrées notamment dans ces versets emblématiques :
Vous formez la meilleure communauté suscitée pour les hommes : vous ordonnez ce qui est convenable, vous interdisez ce qui est blâmable, vous croyez en Dieu. (3,110)
C’est Lui [Dieu] qui a fait de vous ses lieutenants [califes, « successeurs »] sur la terre. Il a élevé certains d’entre vous de plusieurs degrés au-dessus des autres pour vous éprouver en ce qu’il vous a donné. (6,165)
[…] La terre appartient à Dieu et Il en fait hériter qui Il veut parmi Ses serviteurs. (7,128)
Dieu a promis à ceux d’entre vous qui croient et qui accomplissent des œuvres bonnes d’en faire ses lieutenants [califes, « successeurs »] sur la terre, comme Il le fit pour ceux qui vécurent avant eux. (24,55)
Par le Mont ! Par un Livre écrit sur un parchemin déployé ! Par le Temple servi [servi par ses prêtres, cf. Régis Blachère, Le Coran, Maisonneuve & Larose, 1966, p.557] ! Par la voûte élevée ! Par la mer en ébullition [au Jour dernier] ! Le châtiment de ton Seigneur est inéluctable ; nul ne pourra le repousser, le Jour où le ciel sera agité d’un tourbillonnement, tandis que les montagnes se mettront en marche. Malheur, ce Jour-là, à ceux qui crient au mensonge et à ceux qui sont plongés dans les divertissements ! Ils seront poussés brutalement dans le Feu de la Géhenne […]. Oui, ceux qui craignent Dieu seront dans des Jardins, au sein de la félicité, jouissant de ce que leur Seigneur leur aura donné. (52,1-18)
LE DOCÉTISME
Provenant du grec dokein (« paraître »), le docétisme est une croyance attribuée à des gnostiques dualistes « qui associaient la matière au mal et qui pensaient donc que Dieu ne se serait pas incarné dans un corps matériel ». Autrement dit, en se faisant « chair », le Christ ne se faisait pas « homme » et ne possédait donc pas de corps physique. Il se contentait d’une simple apparence humaine. Car, être pleinement homme l’aurait rendu sensible à la souffrance (B. Ardura, op. cit., p. 339).
Or, l’islam considère cela comme impensable. C’est pourquoi la crucifixion, bien que réelle, ne concerne pas le Christ, affirme le Coran.
Nous les avons punis [les Juifs] parce qu’ils n’ont pas cru […] et parce qu’ils ont dit : “Oui, nous avons tué le Messie, Jésus, fils de Marie, le Prophète de Dieu”. Mais ils ne l’ont pas tué ; ils ne l’ont pas crucifié, cela leur est seulement apparu ainsi. (4,157)
Bien que le terme « docétisme » soit apparu à la fin du IIème siècle, l’idée qui le sous-tend s’était propagée au tout début du christianisme, comme le montre sa condamnation par l’apôtre saint Jean dans sa première épître où il met en garde contre les « faux prophètes » :
« A ceci vous reconnaissez l’esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus-Christ venu dans la chair est de Dieu ; et tout esprit qui ne confesse pas Jésus n’est pas de Dieu ; c’est là l’esprit de l’Antichrist. Vous avez entendu dire qu’il allait venir ; eh bien ! maintenant, il est déjà dans le monde » (1 Jn 4, 2-3).
Combattue par saint Ignace, évêque d’Antioche (35-107), et saint Irénée, cette hérésie fut condamnée en 381 lors du premier concile de Constantinople, convoqué par l’empereur Théodose 1er. Ce concile atteste pour la première fois l’historicité de l’incarnation et de la crucifixion : Jésus « a été crucifié pour nous sous Ponce Pilate ».
LE MANICHÉISME
Cette doctrine doit son nom à un gnostique araméen, Mani (env. 216-274). Originaire de la Babylonie du sud (actuel Irak), alors province de l’Empire perse sassanide, « il appartenait par son milieu familial à une communauté judéo-chrétienne baptiste où circulaient toutes sortes de légendes orales et d’écrits profanes et religieux », inspirés d’influences diverses (païennes, bouddhiques et chrétiennes). Parmi ses nombreux livres, figure un Évangile vivant (cf. Michel Tardieu, « Le manichéisme : recherches actuelles », Histoire du Coran, op. cit., chap. X).
Obéissant à un ordre prétendument reçu d’un ange qui lui enjoignait de se séparer de sa communauté d’origine – les baptistaï (baptiseurs ou baptistes) -, « Mani se présente comme le dernier successeur d’une longue liste de Messagers célestes et dont, à partir d’Adam, Zoroastre, Bouddha et Jésus sont les principaux ». Mais, « alors que les enseignements de ses prédécesseurs n’étaient que partiels et voilés, la connaissance apportée par Mani est l’expression claire et totale de la vérité, la gnose plénière », souligne le Père Antoine Moussali, lazariste libanais (Musulmans, juifs et chrétiens au feu de la foi, Éditions de Paris, 2002, p. 181).
En prétendant être « l’Envoyé suprême », Mani revendiquait sa venue et sa mission comme ayant été annoncées par le Christ ; il s’identifiait ainsi au Paraclet décrit par saint Jean dans son Évangile (Jn 15, 26 ; 16, 7-9 ; saint Jean y décrivait cependant l’Esprit saint et non un homme).
Or, le Coran attribue cette annonce de Jésus à la venue du « prophète » de l’islam.
Jésus, fils de Marie, dit : “Ô fils d’Israël ! Je suis en vérité le Prophète de Dieu envoyé vers vous pour confirmer ce qui, de la Torah, existait avant moi ; pour vous annoncer la bonne nouvelle d’un Prophète qui viendra après moi et dont le nom sera Ahmad”. (61,6)
En arabe, la tradition islamique a donné au nom Ahmad le sens de « celui qui est loué », et prétendu que le mot « Paraclet » se traduirait ainsi dans cette langue pour faire annoncer la venue de Mahomet par Jésus, à la manière de Mani.
Le manichéisme aurait-il de plus inspiré la qualification de « Sceau des prophètes » que le Coran donnera trois siècles plus tard à Mahomet ?
Mahomet n’est le père d’aucun homme parmi vous, mais il est le prophète de Dieu ; le sceau des prophètes. Dieu connaît parfaitement toute chose. (33,40)
Selon A. Moussali, Mani aurait légué à l’islam d’autres éléments, en particulier le concept de « religion du Livre ». Lui-même a laissé plusieurs ouvrages dans lesquels il consignait par écrit ce qu’il affirmait lui être révélé par un ange. Or, la tradition islamique attribue aussi à un ange – Gabriel – la « dictée divine » du Coran. S’y ajoutent : l’accusation de falsification des Écritures par les juifs et les chrétiens, la négation de la divinité et de la crucifixion du Christ (sur ce point, cf. supra le passage sur le docétisme), les ablutions rituelles, le jeûne de 30 jours selon le calendrier lunaire (antécédent du Ramadan ?).
Mgr Pierre Claverie, l’évêque d’Oran assassiné en 1996 et béatifié en 2018, évoquait lui aussi ce rapport entre Mani et Mahomet (Le livre de la foi, Cerf, 1996, p. 81).
Michel Tardieu souligne enfin que « la présence matérielle du livre manichéen dans l’Iran en cours d’islamisation, tout comme antérieurement dans l’Arabie préislamique et chez les Qoreiche (tribu de Mahomet), est le fait fondamental à retenir ». Il ajoute que « les traits du manichéisme d’avant l’islam (prééminence du livre et recherche d’une protection politique) restent dominants au cours des deux premiers siècles islamiques (VIIè-VIIIè) » (op. cit., p. 473). De fait, le manichéisme connut une expansion foudroyante bien au-delà des limites du Levant. Avant sa conversion, saint Augustin d’Hippone (v. 354 – 430) en fut un adepte.
À suivre…