De Vivien Hoch sur Itinerarium :
"Mais faut-il s’infliger réellement des pénitences, telles que le jeûne ou la sobriété ? Le Carême n’est-il pas seulement un « cheminement spirituel », qui laisse derrière ces pénitences moyenâgeuses ? Non. Nous ne sommes pas que des êtres spirituels. Nous cheminons ici-bas dans notre corps. Il doit donc s’allier à l’esprit. […]
Nous connaissons la distinction classique entre la chair (le corps vécu et vivant, « spiritualisé ») et le corps (matériel, dur, malade, lourd). En faisant porter le poids de la vie sur le corps (par le jeûne, les restrictions ou les pénitences), la période du Carême que nous vivons en ce moment permet une ré-évaluation en profondeur de la prédominance actuelle de la chair sur le corps ; le Carême consacre la vengeance du corps sur la chair.
En effet, aujourd’hui la chair a vaincu : délectation et empathie sont les maitres mots de ce monde – tout s’accélère et se spiritualise. Le corps, les réquisits vitaux qu’il nous impose et les différences qu’il nous fait voir – puisque le corps est extériorité, est oublié dans cette accélération. Nous spiritualisons les rapports sociaux dans l’empathie de la chair et nous spiritualisons le rapport à notre propre concupiscence dans la délectation charnelle.
[…] Plus que tout, par sa mise en lumière du corporel, le jeûne de Carême permet de lutter contre la spiritualisation empathique de la chair. Voilà d’ailleurs pourquoi les pénitences de Carême doivent obligatoirement êtres corporelles.
Le jeûne de Carême remet en lumière la finitude, les singularités et les aspérités de notre condition terrestre ; il nous redécouvre comme incarnés. Incarnés dans notre finitude et dans notre faiblesse, mais aussi dans ce que nous sommes et ce que nous ne sommes pas (sens de la limite). Par le jeûne, et grâce au regard qu’il nous fait tourner vers le corps, nous redécouvrons le sens de la différence (de visage, de posture, de culture), le sens de la frontière (c’est-à-dire le fait que le fini est inhérent à tout ce qui est) et le sens de l’identité (ce qui fait d’une vague souffrance empathique, celle de l’autre en général, ma souffrance, celle de mon corps qui a faim). Le jeûne nous délivre le corps en nous délivrant de la chair (et non l’inverse), nous livrant tout ce qui s’en suit, finitude, frontière, consistance du corps, différence, concrétude, et cætera. […]"