De Gabriel Cluzel dans Boulevard Voltaire à propos du pèlerinage de Chartres :
[…] Le problème est que quand le dentifrice est sorti, difficile de le faire rentrer. Alors, on fait quoi ? On continue les brimades basse intensité, les camouflets feutrés, les prêtres renvoyés (comme celui de la Fraternité Saint-Pierre à Quimper), les confirmations rejetées (à l’instar de Sées), les messes longtemps quémandées, concédées à contrecœur et au compte-gouttes – le dimanche, mais à l’exclusion des grandes fêtes, et attention ! Sans catéchisme ni confessions, et dans l’église la plus excentrée – et parfois, in fine, retirées. Les mariages refusés, et tant pis pour les jeune filles en pleurs, désolées d’imposer une heure de route à leurs invités pour passer la limite du département et trouver évêque plus conciliant. Tant pis, aussi – et c’est encore plus triste -, pour l’église de leur village, toujours vide, toujours fermée, qui a vu jadis le mariage de leur grand-mère et que l’on aurait pu, pour une fois, comme alors, nettoyer, fleurir, éclairer et remplir de fidèles, de morceaux d’orgue et de cantiques… D’aucuns préfèrent encore la laisser close que confiée, l’espace d’un jour, à des « tradis ». Ces derniers investissent des fortunes dans des hangars pour tenter de leur donner forme d’église. Ne ferait-on pas mieux de leur céder les chapelles anciennes menaçant ruine que l’on ne peut plus entretenir ?
Au milieu des rires, ils pensent à souffrir et offrir
Naturellement, nos prélats ne sont pas du même bois et si, pour l’un d’entre eux, comme on peut le lire dans Famille chrétienne, il aurait fallu « interdire » (sic) le pèlerinage de Chartres cette année, d’autres voudraient faire montre d’ouverture. Mais le motu proprio Traditionis custodes du pape François, il y a trois ans, a brisé leur élan.
Bien sûr, il est cruel pour un certain clergé français, qui avait cru en son temps être à la pointe du progrès, d’être perçu aujourd’hui comme une assemblée de « boomers » dont les réformes liturgiques trop audacieuses ont figé dans un cadre seventies daté, et donc déjà démodé, une religion éternelle.
Peut-être ce clergé trouve-t-il absurde que, si jeunes, ces pèlerins pensent à leurs fins dernières (puisque c’était le thème de l’édition de cette année) ? « Quand on nous aura mis dans une étroite fosse, quand on aura sur nous dit l’absoute et la messe, veuillez-vous rappeler, reine de la promesse, le long cheminement que nous faisions en Beauce », écrivait Charles Péguy, dont ils emboîtent le pas.
Qu’à l’âge de l’insouciance, ils veulent qu’on leur parle de l’enfer – sans lequel le sacrifice du Christ serait vain.
Qu’au milieu des rires, ils pensent à souffrir et offrir. Alors que justement, depuis tant d’années, ce clergé avait limé soigneusement aux entournures la « Pastorale de la Peur », comme l’appelait l’historien Jean Delumeau, avec l’espoir de rassurer et donc d’attirer.
Mais à un moment, il faut se rendre à l’évidence : si, au bout de 60 ans, les nostalgiques de la messe dite de saint Pie V que l’on croyait cacochymes et que l’on attendait de voir (tré)passer ne se sont pas éteints, qu’ils se sont même multipliés comme des petits pains et affichent une jeunesse insolente, c’est que l’on a confondu un EHPAD avec une pouponnière. Inutile d’attendre plus, c’est fichu, ils ne disparaîtront pas.
Une seule question : sont-ils catholiques, oui ou non ? S’ils le sont – peu importe la façon -, ils ont le droit de cité. Pleinement. Pas sur un strapontin éjectable, en marge, « gilet-jaunisés » et contraints à la mendicité. L’Église n’est pas la SNCF, avec ses wagons de plusieurs classes, ni la société indienne avec ses castes et ses intouchables.
Ce litige enkysté depuis de nombreuses années n’est pas qu’une tempête dans un bénitier, une querelle de sacristie qui ne passionnerait que les bigots. Car depuis plus de mille ans, quand l’Église éternue, c’est la France qui s’enrhume. Le nom du pèlerinage de Chartres – Notre-Dame de Chrétienté – est parlant : la chrétienté n’est pas qu’une somme de catholiques, elle est une vision de la société. Celle-là même qui, sédimentée durant des siècles, est en train aujourd’hui de se retirer sous nos pieds, vitesse grand V, avec tous les affres que l’on sait.
Le spécialiste des religions Guillaume Cuchet l’a dit, ce dimanche, à Boulevard Voltaire : dans le domaine spirituel, il y a le Grand Remplacement – celui, massif, des croyants par les athées – et le Petit Remplacement : à l’intérieur du cercle rétréci des religions mais gigantesque aussi à son échelle, celui du catholicisme par l’islam, qui deviendra religion majoritaire d’ici dix ou quinze ans. L’Église peut-elle s’offrir le luxe de repousser ces jeunes pousses qui repartent du vieux tronc, érigeant de nouveaux calvaires, là où tant d’autres, autour d’eux, les détruisent ou les méprisent ?