William T. Cavanaugh, théologien catholique enseignant à l’université DePaul de Chicago, est interrogé dans La Vie. Extraits :
"Pourquoi remettez-vous en cause la séparation entre le religieux et le politique, alors que cette séparation est pour les chrétiens un des acquis positifs de la modernité, qui évite la confusion du temporel et du spirituel ?
Selon moi, le processus de sécularisation, commencé au XVIe siècle, est moins une séparation stricte entre le religieux et le politique qu’un déplacement de leurs frontières mutuelles. En fait, le sacré a progressivement migré de l’Église vers l’État : l’État moderne s’est constitué contre l’Église en absorbant ses prérogatives. Au fil des siècles, l’État s’est retrouvé toujours plus investi d’une dimension sacrée, surtout dans sa capacité à faire régner l’ordre et protéger socialement les citoyens, notamment par l’État providence, tandis que la religion a été progressivement reléguée vers l’espace intime, devenant de plus en plus inoffensive et insignifiante. […]
Comment les chrétiens doivent-ils donc s’engager dans l’arène politique ?
Notre imagination s’est rétrécie en la matière. L’action politique n’est pas d’abord une stratégie d’influence pour faire pression sur ceux qui ont le pouvoir. Le lobbying ne doit pas être le premier réflexe du chrétien. Je ne dis pas que tout soit mauvais en la matière. Mais il faut une autre manière d’aborder les choses. Comme le dit Stanley Hauerwas, les chrétiens doivent désormais se penser comme des « résidents étrangers », comme des pèlerins conscients de leur vocation eschatologique et de leur appartenance au corps du Christ, qui est supérieure à leur citoyenneté terrestre. À cause de cela, ils doivent créer des communautés qui témoignent de cet autre ordre de valeurs auquel ils croient. Il faut que le corps du Christ se voie fortement à travers la vie radicalement différente de ses membres.
[…] En tant que chrétien, vous serez toujours plus attirant en vivant concrètement ce que vous pensez, en étant un témoin. Je préférerais, par exemple, que les chrétiens créent des communautés économiques vraiment différentes, et pas seulement qu’ils manifestent devant la Banque mondiale ! […]
Le témoignage doit-il aller jusqu’au martyre ?
Il y a aujourd’hui beaucoup de vrais martyrs, bien plus que sous l’Empire romain, et donc je ne voudrais pas en faire un concept métaphorique. Je parlerais plutôt de témoignage ascétique, notamment dans notre monde marqué par le consumérisme. L’idée de ne pas gratifier ses instincts est une idée subversive. Lorsque je fais mon cours sur l’Église et le consumérisme, je propose à mes étudiants non seulement de renoncer pendant trois semaines au portable, à l’Internet, au sexe, au tabac, à l’alcool, au sucre et aux ingrédients artificiels dans la nourriture, mais aussi de prier une partie de la journée en silence. Ils disent que cela les transforme. Cela peut rejoindre aussi les préoccupations que l’on peut avoir sur l’écologie. La racine du problème écologique est précisément que nous nous faisons nous-mêmes des dieux. Vivre l’humilité est un acte politique."