Voici la suite de l’épître publiée en plusieurs parties sur le Salon Beige. Commencée pour l’Ascension, la lettre à un frère (prêtre) orthodoxe s’est achevée le jour de la Fête-Dieu. Le moine précise :
« J’ai laissé jaillir, tout en suivant quelques documents anciens. C’est une contemplation de l’œuvre de Dieu, que les divisions venant des hommes ne peuvent atteindre en elle-même ni ne doivent faire oublier… »
Salut à l’Eglise de Rome
Cette salutation, comparée à celle des six autres Lettres d’Ignace, est du même style : elle est adressée à l’Eglise, de façon personnelle, directe, spontanée et elle se termine par le « kairein » coutumier. Elle tranche par rapport aux autres par sa longueur : Ignace loue cette Eglise, ses qualités contemplées dans une lumière trinitaire : l’Esprit-Saint n’est pas nommé mais il est évoqué dans la finale : « aux frères qui de chair et d’esprit sont unis à tous ses commandements, remplis inébranlablement de la grâce de Dieu, purifiés de toute coloration étrangère, je leur souhaite en Jésus-Christ notre Dieu toute joie inébranlable ». Le Christ est nommé cinq fois ; il est le centre vital de la salutation : « je la salue au nom de Jésus Christ, le Fils du Père ». Le Père est nommé trois fois : deux fois comme Père du Fils, une fois comme créateur : « l’Eglise illuminée par celui qui a voulu que tout existe » une fois comme « patronyme » de l’Eglise, c’est-à-dire qu’elle porte le nom du Père. Il n’y a qu’un Père invisible qui s’est révélé par son Fils incarné. Il n’y a qu’une Eglise portant le nom du Père unique et de son Fils Jésus-Christ.
L’Eglise de Rome est saluée dans la foi d’Ignace en sa dignité invisible : six mots composés d’ « axios », « digne », se succèdent comme six étoiles qui sont introduites par « qui préside dans la région des Romains » et se concluent par « qui préside à la charité (agapè) ». La présidence locale et la présidence spirituelle ne sont pas d’ordre humain mais divin, car cette Eglise est avant tout « digne de Dieu ».
Le Père, évêque invisible
Les six autres lettres d’Ignace mentionnent l’évêque de l’Eglise et celui qu’il représente, seule la Lettre aux Romains ne fait aucune allusion à l’évêque de Rome. Par contre, elle s’étend sur le Père, sur Jésus Christ, en une contemplation sereine et prolongée. N’y aurait-il pas là pour nous, cher Frère, une invitation actuelle et pressante, à partir de l’Evangile, à passer du visible qui est l’ « évêque selon la chair » (Ephésiens I, 3 ), à l’invisible qui demeure ? Il nous est bon, pour cela, d’entrer dans le cœur de l’évêque Ignace quand il écrit aux Romains.
Evêque d’Antioche en Syrie, Ignace est arrêté comme chrétien. Condamné à être livré aux bêtes à Rome, il veut imiter la passion du Christ par le martyre et supplie les Romains de ne pas intervenir auprès des autorités (Romains 2). La conséquence de son martyre occupe toute sa pensée : « Souvenez-vous dans vos prières de l’Eglise de Syrie, qui, en ma place, a Dieu pour pasteur. Seul Jésus-Christ sera son évêque et votre charité » (Romains IX, 1). Avec ce même regard, il passe d’Antioche à Rome, du point de départ au point d’arrivée : à Rome il contemple le Père et Jésus-Christ son Fils. Il ne s’arrête pas au visible mais s’adresse d’emblée, spontanément « à l’Eglise qui a reçu miséricorde par la magnificence du Père ».
Ignace affirme qu’il est « un homme fait pour l’unité » (Philadelphiens 8, 1). Unité de Dieu, unité du Père, unité du Christ : l’unité invisible du Père se manifeste dans l’unité de l’évêque visible : « l’évêque est l’image du Père » (Tralliens III,1). Quand Ignace s’adresse à l’Eglise Romaine, il a ses raisons pour ne faire aucune mention de l’évêque visible, mais sa contemplation de l’Eglise est animée par son élan intérieur qui le porte vers la vision du Père : « il n’y a plus en moi de feu pour aimer la matière mais en moi une eau vive qui murmure et qui dit au-dedans de moi : ‘viens vers le Père’ » (Romains VII,3).
Qu’est-ce que la présidence de la charité ?
Les évêques font l’unité de leur Eglise, Ignace le rappelle avec force aux Magnésiens (Lettre aux Magnésiens I, 1 à VII, 2) : « Ayez à cœur de faire toute choses dans une divine concorde, sous la présidence de l’évêque qui tient la place de Dieu (VI,1) ». Notons bien ce mot « présidence » qui traduit le mot pro-kathêmai, siéger au premier rang, occuper la première place. C’est ce même verbe qu’Ignace utilise pour désigner l’Eglise de Rome qui « préside dans la région des Romains » … « qui préside à la charité », elle est la première parmi les Eglises visibles, première par la charité invisible. Rappelons qu’entre ces deux « présidences » visible et invisible, Ignace souligne sa dignité par six mots composés de « digne » qui tous évoquent une dignité invisible, divine : digne de Dieu, digne d’honneur, digne d’être appelée bienheureuse, digne de louange, digne de succès, digne de pureté.
Cette litanie s’achève par la pureté. Comme le précise un bon connaisseur de l’évêque Ignace, il s’agit de la pureté de la foi. La foi de l’Eglise romaine n’est autre que la foi de Pierre dans le Christ (Mt 16,16). L’Eglise qui « préside à la charité » est l’Eglise de Pierre qui répond à la question du Christ sur la charité et devient Pasteur des brebis et des Agneaux (Jn 21, 15-17). C’est « l’Eglise bien-aimée et illuminée par la volonté de celui qui a voulu tout ce qui existe, selon la foi et l’amour pour Jésus-Christ notre Dieu… »
Ignace passant de l’Orient à Rome contemple cette Eglise :
Dans la lumière de sa foi au Christ, héritée de Pierre qui est première par son rayonnement universel.
Dans sa charité à laquelle il fait appel de façon instante « afin que réunis en chœur dans la charité, vous chantiez au Père dans le Christ Jésus ».
Pierre, Paul et Ignace
Ignace contemple dans cette Eglise l’image du Père, « l’évêque invisible » (Magnésiens III, 2) de « l’Eglise catholique ». Paul dans sa Lettre aux Romains apporte à Rome la doctrine du salut ; sa lettre précède sa venue comme prisonnier. Pierre, selon la Tradition, est évêque d’Antioche avant d’exercer son autorité apostolique à Rome. Pierre et Paul meurent martyrs à Rome. Ignace se réfère à leurs commandements aux Romains (Romains IV,3), il suit leurs traces comme prisonnier jusqu’à Rome et supplie l’Eglise de Rome de l’aider à « être la pâture des bêtes » (IV, 2).