De Marion Duvauchel, Professeur de lettres et de philosophie, pour Le Salon beige :
Pour trouver une information générale et ramassée sur un sujet que l’on connaît déjà un peu ou dont on ignore tout, il y a l’encyclopédie en ligne Wikipédia. Tous les lycéens en usent et en abusent. Je n’y vois pas d’inconvénient majeur à la condition formelle d’en vérifier les sources avec soin et de garder à l’esprit que cette encyclopédie est imprégnée de l’esprit du temps, quand elle ne s’en fait pas l’efficace relais.
À ce titre, l’article sur l’histoire de l’homosexualité est tout à fait emblématique du problème philosophique des « présupposés », nécessairement impliqués dans toute élaboration conceptuelle et dans sa nécessaire exposition. Ici, rien du « pro/ contra /conclusion possible » de la forme scolastique bien connue de ceux qui ont ouvert la Somme de Thomas d’Aquin. On a trois parties : Histoire mondiale, histoires régionales et histoire des représentations.
Voici les premières lignes de cet étourdissant article:
« Jusqu’à la fin du XIXe siècle, il n’y a pas d’histoire mondiale unifiée de l’homosexualité, mais des histoires locales définies sur des aires linguistiques, culturelles, religieuses et politiques ».
En 1956, la collection la Pléiade publiait en trois volumes une « Histoire universelle », sous la direction de René Grousset et G. Léonard. Ces lignes sont donc tout à fait étonnantes pour qui connaît l’effort entrepris depuis un demi siècle voire davantage pour discréditer l’idée d’une histoire universelle, jugée fautive puisqu’issue de l’ethnocentrisme européen. Inaugurée par Agrippa d’Aubigné, elle est théorisée par Polybe au IIe siècle ante Cristum, en une sorte de « contre-Aristote », qui démonétisait l’idée d’histoire.
Pour le reste, il n’existe aucune histoire locale de l’homosexualité mais des informations glanées dans des contextes variés (missionnaires, ethnologues etc..). Il existe en effet des aires de civilisations qui, dans leur approche de ce qu’on appelle « l’éthique sexuelle » ont jugé l’homosexualité comme un acte illicite. La manière dont les sociétés appréhendent cette question délicate est d’une formidable variété. Dans bien des cas, on a pu tenir l’acte comme illicite et répréhensible sans nécessairement le condamner pénalement. Mais les sociétés peuvent traduire, comme en Afrique parfois, dans les expressions le mépris éprouvée envers la pratique homosexuelle (masculine le plus souvent).
Quoi qu’il en soit, si l’on en croit Wikipédia, il existerait « trois ensembles d’évènements qui vont aboutir à l’émergence d’histoires globales de l’homosexualité ». Le premier est le colonialisme européen. Il ne vient pas tout seul dixit Wikipédia mais est assorti de la diffusion du christianisme en Amérique, en Afrique et en Asie » en même temps que le « système de genre » occidental. Le système du genre, cela s’appelle une anthropologie.
Le deuxième de ces ensembles est l’émergence de ce qu’on appelle aujourd’hui le LGBT qui a permis et permet de porter des revendications politiques dans le monde ». Le troisième élément qui a permis cette formidable éclosion, ce sont les pandémies : celles du sida et … du covid-19 ! Ces deux pandémies qui affectent toutes les communautés homosexuelles du monde. À ce jour, et à ma connaissance, aucun scientifique n’a encore établi que le covid 19 se situait sur le même plan que le sida. Voilà qui serait nouveau. Si les homosexuels étaient les victimes privilégiées du covid 19, ça serait commenté sur tous les plateaux de télévision.
Je renvoie le lecteur au très long passage sur l’histoire des représentations qui touche surtout l’histoire européenne. Rien qui doive nous émouvoir. L’histoire est née en Europe, en Grèce disent les hellénistes, avec Hérodote géographe autant qu’ethnologue comme père fondateur et Polybe bien sûr. Il se trouve que contrairement à l’Inde, l’Europe a eu le sens de l’histoire, du récit historique, de la datation. Historia, comme le rappelait en son temps Pierre Chaunu signifie « enquête ». Et l’histoire est un récit.
Qu’en est-il de l’Église ? Avec elle on touche le point sensible, le point délicat, la question de la condamnation de l’homosexualité dont elle se rend coupable aux yeux de la majorité de nos contemporains. Il faut saluer Wikipédia, qui apporte une information précieuse. Mal interprétée.
Avec l’aggiornamento souhaité par le pape Jean XXIII, l’Église latine avait reformulé son magistère à la lumière de la constitution Lumen Gentium. Un premier document de la Congrégation pour la doctrine de la foi daté de 1975 traçait une limite claire entre les « tendances homosexuelles » et « la pratique homosexuelle active ». Les tendances étaient reconnues comme étant un élément intrinsèque de la personne et indépendantes de sa volonté. À ce titre elles ne pouvaient être condamnées. Le raisonnement qui suivait était rigoureux : dans la mesure où le ministère presbytéral ou épiscopal appelle à une continence sexuelle absolue, il n’y avait pas d’empêchement à ordonner une personne homosexuelle.
Mais en 1986, un deuxième document est publié par la Congrégation pour la doctrine de la foi sous forme d’une lettre aux évêques catholiques et signé par son préfet, le cardinal Ratzinger, avec mention de l’approbation explicite du pape Jean-Paul II. L’esprit change.
« L’inclination particulière de la personne homosexuelle constitue une tendance, plus ou moins forte, vers un comportement intrinsèquement mauvais du point de vue moral. »
C’est tenu par l’auteur de l’article comme un recul. Il n’en est rien. Pour comprendre l’affaire il faut un peu de philosophie. Aristote dépréciait l’histoire mais on lui doit un concept d’une grande efficacité : le passage de la « puissance » à « l’acte ». Les choses sont en puissance et demandent à être actualisées. Tant qu’elles sont en puissance, elles ne sont donc pas « visibles », (elles peuvent être perceptibles) : on ne peut condamner un acte qui n’a pas été commis.
C’était oublier que la tendance homosexuelle, chez un prêtre, doit être combattue, pour ne pas dire refoulée. Cela demande une énergie plus ou moins grande selon la profondeur de la tendance. C’était aussi oublier la tentation, qui peut arriver. Le rapport de la conscience et de l’inconscient, donc du refoulement était écarté dans le document de 1975, qui portait la marque des tendances irénistes de l’époque et du refus de considérer la responsabilité humaine dans toute sa grandeur, souvent tragique. En refusant de « condamner » la tendance, on la passait simplement sous silence et avec elle le douloureux problème du refoulement et ses conséquences. Cela témoignait d’un singulier manque de réflexion psychologique. En modifiant sa position, le magistère de l’Église traduisait qu’il réintégrait ce problème comme les enjeux psychologiques qu’il implique. Un psychisme qui doit lutter contre des tendances jugées répréhensibles est un psychisme fragilisé.
Nos prélats se trouvaient et se trouvent encore, chaque fois qu’ils doivent aborder la question, devant une double difficulté. D’abord celle de la compréhension du phénomène psychologique et de ses pathologies propres, dans la nécessité de le maintenir dans la sphère morale, qui implique nécessairement un jugement moral. Mais ils sont aussi confrontés à l’extrême difficulté d’exprimer un problème qui touche à l’éthique sexuelle dans la langue codifiée et pudique du magistère et avec la raison prudentielle qui est la marque de fabrique des documents de ce type.
Le choix philosophique du cardinal Radzinger était juste ou si l’on préfère, « plus » juste.
La question est presque d’ordre anthropologique. Pour exercer l’acte de la raison qui s’appelle le « jugement » (qui ne se confond pas avec la sentence), il faut un critère. Autrefois, c’était celui du bon et du mauvais. Une fois détruit ce critère, il faut lui en substituer un autre pour juger du caractère licite ou illicite d’un acte. En dépénalisant l’homosexualité, on admettait implicitement deux choses : que l’acte homosexuel est un acte bon ou qu’il n’existait plus de distinction entre ce qui est bon et ce qui est mauvais dans le domaine de l’éthique sexuelle. Tout est bon comme disait Feuerbach. Cependant, dans la réalité du monde, les choses ne sont pas aussi simples. Le seul critère qui demeure aujourd’hui, c’est le consentement mutuel dans l’acte sexuel, de quelque nature qu’il soit. Le viol ne touche pas que les femmes…
On touche là au difficile problème de la pédophilie. En matière de morale, lorsqu’on a cessé d’admettre la distinction du bon et du mauvais, (au fondement de toute morale) aussi loin qu’on recule les bornes du permis, du licite ou de l’avouable on touche toujours nécessairement à un moment donné à une limite. Dans le domaine de l’éthique sexuelle perverse qui est devenue la norme en Europe de l’Ouest, la pédophilie est cette limite. Le critère ? L’âge. Le consentement libre implique la conscience de la nature de l’acte. À quel âge peut-on dire qu’il y a consentement libre et éclairé devant la demande sexuelle d’un adulte ? L’érotisation forcenée de notre société a conduit à un formidable abaissement de la majorité sexuelle, qui est aujourd’hui de 15 ans. À cet âge, alors qu’il vit encore chez ses parents et donc sous leur « loi », un jeune peut faire ce qu’il entend de son corps. Il est jugé apte à se livrer à une activité sexuelle. C’est non seulement aberrant mais proprement révoltant dans le rapport au corps que ce droit présumé implique. Aucune fédération de parents ne semble avoir pris conscience du degré de perversité que cette majorité sexuelle implique : une sexualité dissociée du reste de la personne et donc proprement animale. Cette disjonction de la sexualité et de la personne humaine est à la source de l’immoralité justifiée et même glorifiée qui s’étale dans les médias des personnalités médiatiques.
Le moraliste est le plus malheureux des hommes. Il doit d’un côté maintenir des principes qui garantissent le plan du souhaitable et préserve du relativisme, ce vitriol de la loi morale. Il doit regarder les faits dans l’humaine compréhension des infirmités de la nature humaine et il doit les apprécier dans l’humaine rectitude de l’agir humain et pour le chrétien dans la lumière de sa foi.
Or, si nous sommes libres, nous sommes responsables, et nous sommes responsables de nos tendances comme de nos actes.
Notre pape François voit aujourd’hui la vaccination comme un acte d’amour. L’amour… Un des termes les plus galvaudés dans notre monde de bavardage incessant qui met sous cette bannière à peu près tous les affects y compris les plus régressifs. On a tué, on tue et on tuera encore beaucoup par amour. Il serait surtout bon et même urgent que le pape comme ses vicaires rappellent aux hommes, aux chrétiens comme aux autres, que l’Église propose d’abord la libération du péché, dans les tendances comme dans les actes délictueux, ce qu’on appelle des « offenses ». Le plan de l’offense n’est pas seulement le plan du prochain, mais il engage notre rapport à nous-mêmes, à notre corps comme à notre âme immortelle. Dieu est engagé dans notre humanité corporelle même, d’abord parce que son propre Fils s’en est revêtu, ensuite parce que le corps est le temple de l’Esprit Saint. Tout ce qui blasphème la dignité humaine blasphème le lieu de l’inhabitation de la présence divine.
La société chrétienne n’est une société fondée sur un « système de genre ». C’est une civilisation qui pense qu’on va d’une vie donnée dans un certain état à une autre Vie, dite éternelle faute de mieux et parce que c’est plus parlant que la vision béatifique. La mort et le péché ne sont que des illusions conduisant aux ténèbres extérieures, là où il y a des pleurs et des grincements de dents.
Mais on peut choisir la mort, individuellement comme collectivement. L’ivresse sanitaire du covid 19 n’est jamais que le signe de l’effroi collectif devant la mort d’une société athée et d’un corps social nourri de la croyance folle qui veut que le corps biologique soit la totalité du corps et que la vie se ramène à la seule vie animale dont participe l’instinct sexuel. Cet instinct sexuel est un instinct de l’espèce, autrement dit une force furieuse, impérieuse. À ce titre, la chasteté est une libération. L’identité sexuelle brandie fièrement par une population qui se reconnaît dans cette identité présumée n’est qu’une chimère qui n’a aucune consistance mais qui est activée et alimentée par la presse corrompue de ce que saint Augustin appellerait un État voyou.
Le Dieu des chrétiens est le dieu des désirs (Dominus Deus Sabaoth) et le désir est le moteur de la vie. Tout l’effort humain et sa grande liberté consistent à choisir la Vie :
“Je te présente aujourd’hui la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction: choisis donc la vie”.
Le commencement et la fin de toutes choses sont la Vie. Pour entrer dans le Royaume, autrement dit dans la Vie divine, il faut y consentir. La vie doit être l’objet d’un choix libre, tout comme Dieu doit être choisi comme notre Dieu. Choisir la vie, c’est choisir la liberté. La seule ascèse (chrétienne) qui vaille consiste en l’effort de débarrasser l’esprit de sa complaisance à la mort.
La mort n’est pas au programme.
Mais il faut mourir vivant.
Marion Duvauchel
Docteur en philosophie