De Marion Duvauchel, historienne des religions :
Dans sa Grammaire des civilisations, Fernand Braudel avait rappelé que ce qu’on appelle « la traite » n’est pas une « invention diabolique de l’Europe » mais qu’elle s’ouvre au VIIIe siècle de notre ère avec la conquête musulmane. Mais encore aujourd’hui, la connaissance et la juste appréciation du sujet s’avère contrariée par les stéréotypes qui l’entourent, ainsi que par le peu d’échos dans la presse de travaux universitaires pourtant accessibles (comme l’ouvrage de Tidiane N’Diaye, Le génocide voilé, folio, 2008). Plus récemment, les programmes d’histoire de la classe de 5ème présentent l’islam comme une merveilleuse civilisation à laquelle nous devons tant, au point que les dates qui déterminaient la fin de l’Antiquité et celle du Moyen âge – la chute de Rome et celle de Byzance – se sont vues subrepticement modifiées : l’histoire court désormais de l’avènement de Mahomet et la chute de Bagdad. On a changé de civilisation… Peut-être serait-il temps d’en informer les parents d’élèves.
La recherche sur ce qu’on a appelé la « traite orientale », est d’une discrétion exemplaire et elle est récente. Le premier ouvrage de référence date de 1987 (Gordon Murray, L’esclavage dans le monde arabe).
On ose parfois exprimer les choses un peu clairement :
« La Méditerranée, célébrée avec amour par l’historiographie euro-américaine comme le centre du développement de la civilisation, a été du point de vue de l’oppression, un gouffre d’horreurs pour les Slaves et les Africains. Ceci n’avait rien d’un accident » (Jean-Claude Hocquet, Maîtres et esclaves en Méditerranée).
En réalité, c’est l’ensemble du monde relié compris sous la domination musulmane à compter du VIIIe siècle qui fut un gouffre d’horreur, pas seulement la Méditerranée. Né dans une société tribale, esclavagiste et guerrière, (l’islam des tribus dont parle Jacqueline Chabbi) l’islam et le prophète adoptèrent cette institution qui devint légale et qui avait deux sources : la naissance et la captivité. Seul le djihad créait légitimement des captifs, mais ce principe ne fut guère respecté et l’esclavage dans les pays musulmans fut largement alimenté par la razzia et le pillage ou le trafic, pratiques qui ne procuraient pas seulement des esclaves parmi les infidèles.
Avec le Califat abbasside au IXe siècle, l’esclavage prit un tournant nouveau : celui de l’organisation commerciale à grande échelle que nous appelons « la traite ». Arabes et Berbères, exploitant la force brute des Noirs d’Afrique et des « Slaves » vont créer un système politique d’oppression pour la gloire du califat et pour une caste de palatins oisifs, cruels et débauchés. Ce commerce à grande échelle d’hommes, de femmes et d’enfants a été organisé dans et par le « creuset chronologique et géographique » que fut l’islam du VIIIe au XIe siècle. Il se prolongea jusqu’au XIIe siècle. Les grandes voies de sang, de mort, de castration et d’humiliations furent inaugurées avec le « bakht » (traité) conclu en 652 par l’émir et général Abdallah ben Saïd. Il imposa aux Nubiens la livraison annuelle et forcée de centaines d’esclaves dont la majorité était prélevée sur les populations du Darfour. La traite ensuite ne cessera plus, même lorsque le califat disparaîtra pour donner place à des mondes islamiques différenciés.
À la veille de la conquête musulmane, l’Orient abrite tous les centres moteurs et de diffusion d’où partiront vers l’ouest les influences diverses liées aux nouveaux conquérants : islamisation, arabisation, sémitisation. Iranisation surtout ! Les vainqueurs ne s’emparèrent pas seulement de l’or des vaincus (trésors des souverains sassanides et des églises et couvents syriens et égyptiens, fouilles systématiques des tombeaux des Pharaons), ils s’approprièrent tout le savoir issu de ces vieilles civilisations sédentaires araméophones : savoirs techniques, savoirs marchands, savoirs philosophiques aussi. Et c’est la Perse, héritière par le relais de l’Élam, du très vieux foyer mésopotamien, qui va donner aux conquérants les cadres mentaux et les techniques aussi bien que le répertoire d’idées ou de formes artistiques avec lesquels ils sauront s’imposer.
Au VIIIe siècle, la constitution du monde musulman met en effet en relations un domaine immense — une sorte de « marché commun » : de l’Asie centrale à l’Océan indien, du Soudan à l’Occident barbare et à la région des grands fleuves russes. Cet ensemble se constitue sur trois domaines antérieurs : l’empire sassanide, la Syrie et l’Égypte byzantines, la Méditerranée occidentale barbarisée. Il bénéficie d’un afflux d’or, d’une large alimentation en esclaves (Turcs, Africains et Slaves), et d’un réseau de grandes routes commerciales, tendu de la Chine à l’Espagne et de l’Afrique noire à l’Asie centrale.
Il y a désormais trois grandes zones de chasse à l’esclave, trois humanités traquées, trois grands réservoirs : le pays des forêts de l’Europe centrale et orientale ; le pays des Turc ou Turkistan, les steppes de l’Asie centrale ; le pays des Noirs, de la savane et de la bordure de la forêt africaine. Dans le monde noir, on distingue les Nubiens du Haut Nil qui s’importent par Assouan, grand centre de castration ; les Ethiopiens ; les Somalis ; puis les Bantous. Ils sont pris par razzia ou achetés, « contre de la pacotille, aux roitelets de l’intérieur ». L’énorme densité des esclaves noirs aboutira en 868-883 à la terrible révolte des Zanj, la première (elle commence à Bassorah). Il y en eut trois. Du moins, trois révoltes sanglantes que l’historiographie a retenues : elles furent matées avec une cruauté inouïe.
La traite négrière se met en place selon deux grandes directions : la traite transsaharienne qui conduit les captifs du grand Soudan au Maghreb à travers le Sahara ; la traite maritime qui les achemine de la côte est de l’Afrique jusqu’en Orient par divers itinéraires décrits par Maurice Lombard (L’islam dans sa première grandeur, Champ Flammarion, 2008) avec une cartographie précise et documentée. Vers l’ouest, le trafic est assuré par les marchands francs et les marchands juifs du haut Danube et du Rhin.
En France, en 2008, la question de l’or du Soudan a suffisamment retenu l’attention des érudits pour qu’on tente d’intégrer ce thème dans les programmes de la classe de 5ème : « les routes de l’or et des esclaves ». On le retira deux ans plus tard. Les auteurs arabes parlent de l’or comme du « principal produit des pays noirs » et oublient opportunément l’autre « produit ». Émile Félix Gautier, ethnographe spécialiste de l’Algérie, du Sahara et de Madagascar, avait pressenti dès 1935 que l’auteur du Périple d’Hannon avait entrepris son expédition pour assurer à Carthage la poudre d’or, connue depuis longtemps par les Lybio-Phéniciens. L’introduction du dromadaire au Sahara sous l’empereur Septime Sévère (146-211), né dans une de ces cités puniques d’Afrique englobées dans l’orbis romanus,, avait permis de vaincre le désert et de commercer avec ce Soudan quasi légendaire. Mais les Romains ne comprirent pas l’intérêt des positions carthaginoises et des relations commerciales transsahariennes, et celles-ci auraient périclité si les villes puniques ne les avaient maintenues, avec l’aide des tribus caravanières berbères qui connaissaient tous les itinéraires commerciaux. Dûment islamisées, elles contribuèrent à l’organisation de la traite musulmane.
Mais ce sont les Juifs qui ont la maîtrise du grand commerce. Le premier exil sous Nabuchodonosor ayant créé un éparpillement, des chaînes de communautés juives se sont installées sur toutes les routes commerciales. Ainsi les lignes de judaïsation correspondent à celles de ce qu’on appelle « la route de la soie ». Depuis la Mésopotamie sassanide, ces routes religieuses et commerciales gagnent d’une part l’Arménie, les pays du Caucase et de la Caspienne, le pays des Khazars, (basse Volga et steppes pontiques) ; d’autre part l’Iran, le Khorasan, le Khârezm et la Transoxiane ; enfin le Golfe persique et l’Inde (côte de Malabar). C’est avec ces communautés juives que, très tôt dans l’histoire, s’ébauche une classe de marchands et d’artisans, fidèles à l’esprit commerçant et aux vieilles techniques de l’Orient sémitique. En quelques points ces communautés sont plus nombreuses, plus actives. Mais à cause de la cassure entre Occident barbare, aire byzantine et domaine sassanide, ces noyaux de judaïsme ne demeurent pas tous reliés. C’est la domination musulmane qui va permettre de les souder de nouveau, de l’Orient à l’Occident. Soudure qui va s’opérer par le rabbinisme, devenu officiel à l’intérieur du domaine musulman : centralisation rabbinique et relations commerciales au départ des centres mésopotamiens vont de pair. Ces relations se poursuivront au-delà des limites du monde musulman, par des liaisons avec les communautés lointaines de la Chine à l’Est, de l’Occident chrétien à l’Ouest, du pays des Noirs, du pays des Khazars et des fleuves russes de l’Occident barbare.
À toutes les frontières du monde musulman une grande partie des échanges est donc aux mains des Juifs et de leurs maisons de commerce, y compris le trafic des esclaves et toutes les activités afférentes : fabrication d’eunuques, instruction et éducation des esclaves, commerce de monnaie et opérations bancaires. Prague et Verdun abritent les officines de la castration des enfants mâles et des hommes. Les Juifs sont en effet réputés pour leur savoir médical issu du vieux fond de la médecine grecque, enrichis des apports de l’école iranienne et de l’Inde. Les « polymathes » nestoriens, (médecins et savants) vont jouer un rôle central dans la « translation sciendi » du savoir antique au nouveau monde arabisé. Jusqu’à l’époque musulmane les « Syris » comme on appelait alors les chrétiens, avaient été les maîtres du commerce Orient/Occident qui reposait lui aussi sur une chaîne de communautés nestoriennes et jacobites. Éliminés du domaine maritime, ils gardèrent leur place dans les relations continentales en Égypte, Syrie, Mésopotamie, Iran, Arménie et Asie centrale, les monastères et lieux de pèlerinage jouant un rôle économique. Y compris dans le commerce des esclaves.
Vers le Sud, c’est Venise qui est la plaque tournante.
Immense commerce, énormes bénéfices.
Au Moyen-âge, toute l’économie des pays musulmans est ainsi basée sur la force motrice demandée dans les mines et les plantations aux muscles de l’esclave. Sans parler de l’esclavage domestique : femmes et eunuques du harem (celui du calife Abder-Rahman III à Cordoue comptait 3600 femmes, selon la tradition), serviteurs, chanteurs, musiciennes des palais des potentats ou des grands personnages, mais aussi dans toute une classe moyenne consommatrice de cette domesticité taillable et corvéable à merci.
C’est en Espagne, à la jonction de l’Orient et de l’Occident, que l’antique civilisation des vieilles terres aïeules va jeter ses derniers feux. Al-Andalous n’est pas la brillante civilisation arabo-berbère chantée par tous les thuriféraires de l’islam mais le chant du cygne de cette grande civilisation christianisée qui, ayant assumé le savoir grec et indien, le transmettra dans la langue des conquérants avant de disparaître dans les sables du désert et de l’histoire.
D’après Ibn Hawqal, les esclaves slaves étaient aiguillés vers des destinations différentes suivant leurs lieux d’origine : ceux de l’Est étaient expédiés à Khorassan ; ceux du Sud allaient en Italie et de là, en Andalousie, en Afrique du Nord et au califat ; ceux du Nord-Ouest étaient dirigés vers le pays des Francs, l’Italie et l’Andalousie. Il y avait deux principaux marchés d’esclaves au pays des Francs : Lyon et Verdun. Les marchands juifs s’approvisionnaient dans les plus grands centres slaves, par exemple à Prague qu’ils atteignaient par la voie Verdun-Mayence-Ratisbonne. La biographie de Jean, abbé de Goritz, émissaire auprès du calife de Cordoue au milieu du Xe siècle, laisse apparaître que les marchands de Verdun, grâce à leurs relations constantes avec l’Espagne musulmane, connaissaient parfaitement toutes les routes qui y conduisaient. Si les Juifs de la France méridionale et de l’Espagne monopolisent alors l’importation des esclaves d’origine slave à destination de l’Europe occidentale, ce sont les Kharezmiens qui alimentent les pays du califat oriental. Ils s’étaient spécialisés dans la castration des esclaves à tel point qu’à Byzance, « Kharezmien » était devenu synonyme d’« eunuque ». Le Khorezm ou Khwarezm est une région de l’Ouzbékistan.
Du IXe au XIe siècle, les commerçants slaves s’aperçurent que les esclaves étaient de plus en plus demandés sur les marchés d’Orient et d’Occident. Il leur fallut « fabriquer cet article vivant » et toute raison fut bonne pour augmenter le cheptel humain à négocier. Dans les luttes continuelles que se livraient entre eux les princes slaves, les vaincus perdaient des quantités de serfs qui étaient, par la suite, monnayés par les vainqueurs. Dans les contrées où la famine existait à l’état endémique, les parents vendaient leurs enfants et souvent devenaient eux-mêmes esclaves, plutôt que de continuer à connaître les affres de la faim. Le commerce humain était intense sur le littoral de la mer Noire et de la mer Caspienne. A Itil, dans le delta de la Volga, comme à Constantinople, cette « marchandise vivante » se vendait au même titre que la cire, le miel et le bois de construction. Dès leur débarquement, on exposait les esclaves, afin que les acheteurs les examinent. Les marchands, connaissant bien les canons de la beauté appréciée par les musulmans, savaient trier et mettre de côté les jeunes beautés « grassouillettes » et lorsqu’ils avaient trouvé l’amateur, les vendaient un bon prix pour les harems. Souvent, ils les utilisaient pour leur usage personnel, avant de les livrer.
Les invasions du XIe siècle suivront les routes de ce grand commerce esclavagiste avant de contribuer à leur rupture dans la seconde moitié du XIe siècle. Rupture qui correspond à la fragmentation du monde musulman en un islam turc, un islam égyptien, un islam maghrébin, un islam espagnol. Les particularités sous-jacentes ressurgirent alors et les vieux fonds, préexistants à la conquête musulmane, mais refondus par elle, donneront des cultures musulmanes plus différenciées. On a de fait un double syncrétisme : la refonte des cultures allogènes au cours des siècles de domination musulmane, puis dans les terres qui ont repris leur bien, la refonte de la culture islamique dans la civilisation retrouvée (comme l’Espagne), mais amputée d’une partie de son histoire.
Après le XIe siècle, le centre de gravité de l’Ancien monde bascule et les centres moteurs et rayonnants d’une économie en expansion continue ne sont plus en Orient, dans les grandes villes du monde musulman : ils ont émigré en Occident. Ils sont désormais fixés dans les cités marchandes d’Italie et des Flandres, et à mi-chemin sur la grande route commerciale qui relie, dans les foires de Champagne, où s’échangent les produits de pays nordiques et des pays méditerranéens.
Les routes de l’esclavage ne vont pas se fermer pour autant et au XVIe siècle, elles trouveront de nouveaux horizons avec l’autre traite, dite « atlantique » ou négrière, tout aussi cruelle, tout aussi meurtrière. Si elle a pu se mettre en place avec tant d’efficacité, c’est grâce à la connaissance qu’avaient les musulmans des points de vente et des lieux de traque.
L’esclavage prendra alors d’autres formes, beaucoup mieux connues, beaucoup mieux documentées.
Ce n’est qu’au XXe siècle, quelque cent cinquante ans après les Occidentaux, que le monde musulman va refermer officiellement les grandes voies de sang, de mort, de castration et d’humiliations inaugurées avec le « bakht » conclu en 652 par l’émir et général Abdallah ben Saïd.
Officiellement.