Après le chant du Credo (lorsqu’il est prévu), le prêtre embrasse l’autel et se retourne vers l’assemblée pour l’inviter à prier : « Dominus Vobiscum » – nous entrons en effet dans les parties les plus sacrées, la messe dite des fidèles, ou même des saints, avec l’offertoire. À partir de cet instant, le silence s’installe durablement, et souligne avec délicatesse la sacralité de ce qui se renouvelle à l’autel. L’action liturgique s’enveloppe d’un « silence intentionnel soulignant déjà le début de l’action sacrificielle du prêtre[1]. »
1. L’Oremus de l’offertoire et la « prière ecclésiale »
Après la réponse de l’assemblée : « Et cum spiritu tuo », le prêtre retourné vers l’autel, chante (ou dit) l’Oremus qui introduit la prière et tous les rites de l’offertoire.
D’après certains spécialistes (c’est l’opinion du RP. Jungmann, sur les travaux duquel nous nous appuyons largement ici), cet Oremus qui ouvre l’offertoire pourrait être un vestige d’une antique « prière ecclésiale » (grande prière d’intercession, du type des grandes oraisons du Vendredi Saint), qui aurait été anciennement dite à ce moment de la messe.
Il note que dans « notre messe romaine telle que nous la connaissons depuis le VIe siècle […] toute trace de l’ancienne oraison ecclésiale a pratiquement disparu[2] ».
Il constate aussi que « Les prières de l’offertoire à voix basse n’[entrent] pas en ligne de compte pour les explications de l’Oremus isolé, vu qu’elles sont toutes beaucoup plus récentes[3] ».
Pour lui, il faut donc dire que l’Oremus isolé de l’offertoire se rapporte à l’Oratio super oblata (aujourd’hui appelée « Secrète ») qui était la finale de l’oraison ecclésiale[4]
Comment se fait-il que cette « oraison ecclésiale » ait disparu ? Jungmann répond que :
Si la messe romaine a presque complètement renoncé à l’oraison ecclésiale, cela doit tenir à ce qu’elle en possédait, ou s’en donna, l’équivalent, soit dans les prières d’intercession, qui s’étaient dès lors introduites dans le canon, soit dans la litanie du Kyrie, dont l’apparition au début de la messe coïncide avec la disparition de la prière ecclésiale. Il est probable que la prière ecclésiale, dite au cours de la messe, avait perdu depuis longtemps, si jamais elle l’avait possédée, l’ampleur qui lui revenait lorsqu’elle servait de conclusion à un office de lectures indépendant. Aussi, peut-être a-t-on de bonne heure rempli l’intervalle de prière qui suivait l’Oremus par la procession d’offrande, et modifié en conséquence l’objet de l’oraison. On finit par abandonner ce qui précédait[5].
On comprend que la dimension ecclésiale de la prière n’a pas été évacuée de la messe avec la disparition de ces intercessions situées au début de l’offertoire : elle prend d’autant plus d’importance qu’elle se trouve aujourd’hui insérée au cœur même du canon (on parle des « diptyques », que nous détaillerons bientôt). En parallèle, la régression et la disparition de cette prière ecclésiale au moment de l’offrande ont laissé la place pour le développement des prières et rites de l’offertoire.
2. De quand date l’offertoire ?
On fait souvent et trop facilement de l’offertoire un ajout récent et quasi-superflu aux rites de la messe, or outre son caractère théologiquement nécessaire (voir notre vidéo et notre article précédents : La messe, trésor de la foi, épisode 12), l’offertoire est un rite liturgique réellement antique.
À la fin du IIème siècle, saint Irénée parle du point de départ terrestre qui aboutit dans le don céleste. « Le mouvement vers Dieu par lequel sont offerts le corps et le sang du Seigneur commence donc aussi à se communiquer aux réalités matérielles ; ces offrandes prennent place dans l’action liturgique[6] ».
À la même époque environ, « Tertullien nous apprend que les fidèles apportaient des dons, et il emploie pour ce geste le mot offerre, offrir à Dieu[7] ».
Encore « chez saint Hippolyte de Rome, non seulement le pain et le vin que les diacres apportent à l’évêque avant l’Eucharistie sont déjà nommés oblatio, du nom donné aux oblats déjà consacrés, oblatio sanctae Ecclesiae, mais ailleurs encore, […] il nous dit que les fidèles eux-mêmes […] “présentent” leur offrande pour l’eucharistie[8]. »
Enfin, « chez saint Cyprien, c’est déjà une règle générale que les fidèles doivent présenter des offrandes pour la célébration de l’eucharistie [il emploie même le terme de sacrificium][9]. »
3. Une procession d’offertoire ?
Le premier rite de l’offertoire a longtemps été une grande procession, dans laquelle les oblats (pain et vin) étaient solennellement apportés de l’assemblée jusqu’à l’autel, marquant le lien étroit entre l’offrande des fidèles et le sacrifice eucharistique, rappelant que les fidèles participent eux aussi par leur baptême, quoique d’une manière différente, au sacerdoce du Christ. Il semble que le chant d’offertoire (antienne grégorienne) ait primitivement été destiné à accompagner cette procession.
Depuis une dizaine de siècles cependant, notamment parce que le prêtre ne consacre plus les pains directement apportés par les fidèles (par souci d’éviter les inégalités entre chrétiens de conditions différentes, parce que l’on en est venu à ne plus consacrer que du pain azyme, et pour s’assurer de la qualité de ce pain), cette procession a changé de forme : elle se retrouve dans le mouvement du sous-diacre à la messe solennelle, qui monte à l’autel à cet instant, revêtu du voile huméral et portant le calice.
4. Pain et vin : la matière des oblats
Le pain azyme
Lorsque l’on aborde la question de la matière des oblats du sacrifice eucharistique, il est nécessaire de s’arrêter un instant au détail du pain azyme. Pour la plupart des auteurs (notamment Jungmann) le pain consacré à la Cène par Jésus devait être du pain azyme, conformément à la prescription mosaïque et à la coutume juive de ne consommer durant la semaine pascale que des pains sans levain (cf. Ex 12, 15 ; Dt 16, 3) ou matsot.
Dans les premiers temps du christianisme, il semble que la coutume ait toutefois été en certains endroits de consacrer du pain ordinaire. Cependant :
En Occident, à partir du IXe siècle, des voix se font entendre, qui n’admettent plus pour l’Eucharistie que le pain azyme [Alcuin]. La sollicitude croissante pour le Saint-Sacrement, le désir d’y employer le pain le plus beau et le plus blanc possible, et, de plus, des considérations bibliques, ont dû entraîner ce changement[10]. »
En fait c’est sans doute dès le VIIème siècle que l’on donne en Occident une préférence au pain azyme, non fermenté. Les « considérations bibliques » qui la motivent sont l’usage [probable] de pain azyme par Notre-Seigneur à la Cène, mais aussi l’association symbolique du levain à la corruption et des azymes à la pureté :
Purifiez-vous du vieux levain pour être une pâte nouvelle, puisque vous êtes des azymes. Car notre pâque, le Christ, a été immolée. Ainsi donc, célébrons la fête, non pas avec du vieux levain, ni un levain de malice et de méchanceté, mais avec des azymes de pureté et de vérité[11].
Au XIe siècle, l’usage de pain azyme s’est universellement imposé en Occident. On note aussi la tendance à « soustraire de plus en plus au domaine profane le pain destiné à l’autel »[12], jusque dans sa confection :« […] surtout dans la zone d’influence de Cluny, la confection des hosties a déjà pris à l’occasion forme liturgique[13]. »
Le nom d’« hostie »
Il semble que l’on ait pris au moins depuis le XIème siècle l’habitude de nommer « hosties » les petites tranches de pain destinées à l’eucharistie[14], avec un sens qui renvoie directement à sa réalité sacrificielle :
Ce mot latin hostia ne convenait primitivement qu’à un être vivant, à l’animal qui devait être “abattu” (hostio = ferio). Il n’a donc d’abord pu s’entendre que du Christ lui-même devenu pour nous hostie[15], agneau du sacrifice[16]. »
Le RP. Jungmann relève encore que « [d]ans d’autres liturgies aussi nous trouvons pareil emploi de noms signifiant oblation ou sacrifice pour désigner les éléments qui ne sont pas encore consacrés. Un phénomène exactement parallèle à la translation de sens subie par notre “hostie” se trouve dans la liturgie byzantine : le morceau détaché à la proscomidie du pain destiné à la consécration y est en effet nommé “agneau”[17]. »
La goutte d’eau… dans le vin
D’après Jungmann, l’usage de mêler de l’eau au vin n’était pas spécifiquement palestinien, mais il s’agissait d’« un usage grec, observé également en Palestine à l’époque du Christ[18] ».
On peut signaler à ce sujet deux symbolismes :
– Le premier, dans la ligne indiquée par saint Cyprien, est celui de l’union inséparable du Christ et des fidèles, membres de son corps : « De même que le vin absorbe l’eau, ainsi le Christ nous a pris sur lui, nous et nos péchés. Quand donc l’eau est mêlée au vin, la communauté des fidèles est intimement liée à celui à qui elle a adhéré dans la foi, et cette union est si stable que rien ne peut la dissoudre, de même que l’eau ne peut plus être séparée du vin. Et Cyprien d’en conclure : “Si quelqu’un n’offre que du vin, le sang du Christ se trouve être sans nous ; si ce n’est que de l’eau, c’est le peuple qui se trouve être sans le Christ.”[19] »
Cette première ligne symbolique présente elle-même diverses notes (que l’on retrouve dans la prière Deus qui humanae substantiae récitée par le prêtre au moment de l’immixtion, formée à partir d’une ancienne oraison de Noël, et qui synthétise les deux vérités de l’union des deux natures du Christ et de la participation de l’homme à la divinité par l’Incarnation du Fils) :
– soit on souligne (en Orient plutôt) l’Incarnation, l’union des deux natures – divine et humaine – dans la personne du Fils : « Dans la ligne des âpres controverses christologiques, vin et eau en étaient venus, en Orient, à représenter la nature divine et la nature humaine du Christ[20]. »
– soit on souligne (en Occident plutôt) l’« union du Christ et de l’Église », dans la perspective d’Ap 17, 15, où l’eau représente les peuples : « Cette eau est offerte par les peuples en liesse, représentée par les chantres. Image du peuple qui a encore besoin d’une purification, elle reçoit une bénédiction ; tandis que le vin, lui, n’était pas bénit. […] Le mélange d’eau montre plus particulièrement que ce qui est offert à la messe, ce n’est pas seulement le Christ, mais aussi l’Église[21]. »C’est d’ailleurs ce qui motivera Luther à rejeter cet usage, et le concile de Trente à le défendre.
– Le deuxième symbolisme est « le souvenir du sang et de l’eau qui s’étaient écoulés de la plaie du côté de Jésus[22] ».
5. Les prières d’offrande
La rédaction et la généralisation de l’usage des prières de l’offertoire romain (hormis l’antienne d’offertoire – qui accompagnait vraisemblablement la procession, et la Secrète, ou Oratio super oblata) semblent remonter au IXème siècle environ : avant cela, les oblats étaient probablement offerts par un geste silencieux. Il semble qu’à Rome le rite se résumait à cet acte de déposer les offrandes à l’autel, tandis que l’on prit dans le monde gallican l’habitude d’accompagner ce geste par une parole plus explicite, pour mieux en manifester la nature sacrificielle. Selon certains auteurs, ces prières auraient d’abord été des prières privées, récitées par les fidèles lorsqu’ils venaient offrir leurs dons, et qui seraient petit à petit passées dans la bouche du prêtre pour être dites au nom de tous.
– La prière Suscipe sancte Pater, qui accompagne l’offrande du pain, daterait ainsi du IXème siècle (comme prière privée) et serait passée vers le XIème siècle dans la bouche du prêtre. En la récitant, il élève les yeux puis les rabaisse sur l’hostie, conscient de son indignité. En terminant la prière, il trace une croix horizontale avec la patène et l’hostie avant de déposer cette dernière sur le corporal, puis de glisser la patène en-dessous du même linge. Dans cette prière, il est notable que le pain offert en vue du sacrifice est déjà désigné comme une « hostie immaculée », rappelant la demande d’identification du sacrifice naturel de l’homme avec le sacrifice du Christ (voir notre article et vidéo 12).
Recevez, Père saint, Dieu éternel et tout-puissant, cette hostie immaculée, que je vous offre à vous, Dieu vivant et vrai, moi votre indigne serviteur, pour mes innombrables péchés, offenses et négligences, pour tous ceux qui m’entourent, ainsi que pour tous les fidèles chrétiens vivants et défunts, afin qu’elle serve à mon salut et au leur, pour la vie éternelle.
– Se déplaçant au côté droit de l’autel (« côté épître »), le prêtre y retrouve les acolytes et verse le vin dans le calice, puis bénit la burette d’eau, avant d’en verser une goutte qui vient se fondre dans le vin. La très belle prière de bénédiction : Deus qui humanae substantiae… est une ancienne secrète de Noël, présente dans des manuscrits du VIème siècle : elle rappelle en une formule brève mais dense que la messe renouvelle et rend présente toute l’économie divine du salut, de l’Incarnation à la Rédemption.
Dieu, qui avez admirablement fondé la dignité de la nature humaine et l’avez restaurée plus admirablement encore : donnez-nous, par le mystère de cette eau et de ce vin, d’avoir part à la divinité de celui qui a daigné partager notre humanité, Jésus-Christ, votre Fils, notre Seigneur, qui, étant Dieu, vit et règne avec vous dans l’unité du Saint-Esprit, dans tous les siècles des siècles.
– La prière d’offrande du calice est récitée en levant les yeux vers Dieu, le calice étant tenu élevé des deux mains par le prêtre ; en la terminant, il en trace une croix horizontale au-dessus du corporal, avant de l’y déposer et de le couvrir de la pale[23]. À la messe solennelle, la prière est récitée conjointement par le prêtre et le diacre, qui soutient le calice de sa main droite : il semble que le calice ait été autrefois offert par le diacre seul, sans récitation d’une prière particulière. On notera, de même que dans la prière Suscipe sancte Pater, que le calice de vin est déjà désigné comme « calice du salut », marquant encore l’aspiration à voir notre sacrifice naturel converti et englobé dans l’offrande salutaire du Christ.
Nous vous offrons, Seigneur, le calice du salut, implorant votre clémence : qu’il s’élève en odeur de suavité devant votre divine majesté, pour notre salut et celui du monde entier.
– Le prêtre s’incline ensuite légèrement et pose les mains jointes sur l’autel pour réciter une prière d’humilité et de pénitence : In spiritu humilitatis… qui fait sans doute partie des plus anciennes formules de l’offertoire romain[24].
En esprit d’humilité et le cœur contrit, puissions-nous être accueillis par vous, Seigneur : et que notre sacrifice ait lieu aujourd’hui devant vous de telle manière qu’il vous soit agréable, Seigneur Dieu.
Ses paroles sont directement tirées de la grande prière de louange des trois enfants au milieu de la fournaise, dans le livre de Daniel.
Il n’y a plus en ce temps pour nous ni prince, ni chef, ni prophète, ni holocauste, ni sacrifice, ni oblation, ni encens ; ni endroit pour apporter devant vous les prémices et trouver grâce.
Mais, Seigneur, puissions-nous être reçus, le cœur contrit et l’esprit humilié, comme vous recevez un holocauste de béliers et de taureaux, ou de mille agneaux gras ; qu’il en soit ainsi de notre sacrifice devant vous aujourd’hui, et de notre soumission envers vous, car il n’y a pas de confusion pour ceux qui se fient en vous[25].
– Le prêtre se redresse alors, élève les mains vers le ciel et les rejoint devant sa poitrine pour ensuite tracer un signe de croix sur les oblats en disant la prière Veni sanctificator… directement adressée au Saint-Esprit. Elle manifeste encore excellemment l’esprit profond de l’offertoire, qui associe aux rites d’offrande une supplication instante, afin que le sacrifice de l’homme soit rendu acceptable à Dieu par son intégration dans l’offrande du Christ, venu pour cela sur notre terre par l’opération du Saint-Esprit.
Venez, Sanctificateur, Dieu éternel et tout-puissant, et bénissez + ce sacrifice préparé pour la gloire de votre saint Nom.
