De Marion Duvauchel, Docteur en philosophie, historienne des religions, pour Le Salon beige :
On l’oublie trop souvent, le réveil du fondamentalisme religieux est étroitement lié à l’ascension de la tyrannie pétrolière. Cette page d’histoire a été admirablement racontée par Georges Corm, lui-même libanais, dans un chapitre de son ouvrage à relire : Le Proche-Orient éclaté. Avec quelques myopies concernant le prophète.
Il est difficile d’ignorer aujourd’hui que l’unité du monde arabe tâtonne. En réalité, elle est impossible car elle a pour ciment la commune religion. Or, précisément cette commune religion n’est pas aussi « commune » qu’on le prétend. D’abord parce que l’islam s’étend bien au delà de la seule Arabie : l’Iran, l’Irak, c’est la Perse ; le Soudan, c’est l’Afrique. L’islam « arabe » n’est qu’une petite partie de l’islam. Et il n’y a rien de commun entre l’islam du Maghreb et l’islam d’Asie centrale. La seule unité sur laquelle l’islam peut s’appuyer aujourd’hui, c’est celle du fondamentalisme religieux.
Mais ce qui est vrai, c’est que la renaissance de ce fondamentalisme ne se dissocie pas de l’Arabie et de l’Arabie saoudite en particulier. Le séoudi-wahhabisme est le premier des quatre mouvements intégristes qui secouent l’islam depuis le XVIIIe siècle. Viennent ensuite la réaction khomeyniste en Iran, la Mahdiya au Soudan et la Sanusiya en Lybie (du nom du fondateur, Sanusi). D’autres courants vont naître, mais plus tardivement, en Égypte et au Pakistan.
La domination religieuse de l’Arabie vient de deux sources : l’orgueil qu’elle tire à être la patrie du Prophète et son pétrole. Elle a su admirablement tirer parti de l’une et de l’autre.
Dans la période historique qui va du VIIIe au XXe siècle, l’histoire de l’Arabie n’est marquée que par deux événements : l’apparition présumée de Mahomet à la Mecque à la fin du VIe siècle, et la découverte des ressources énergétiques pétrolières les plus gigantesques au XXe siècle. Peu après la mort de Mahomet, l’histoire des Arabes déserte cette péninsule. C’est ailleurs que l’islam va s’élaborer. Les califes s’installent d’abord à Damas, puis à Bagdad. Les Arabes vont ainsi essaimer des royaumes islamiques tout au long d’un énorme croissant de lune qui va de la Castille en Espagne jusqu’aux extrémités de la péninsule indienne. Ces Califats portent la marque distinctive de leurs dirigeants. Le rêve du « Califat » universel s’enracine dans l’eschatologie islamique bien plus que dans la connaissance de l’histoire musulmane.
Entre ces deux événements, le Prophète et le pétrole, il n’y a en Arabie proprement dite, qu’un vide historique presque total. Le schéma de l’Hégire a été décrit par deux spécialistes de l’histoire de l’islam : une prédication venue du monde sédentaire, où elle a rencontré l’échec et l’indifférence, trouve écho dans le monde bédouin. Le message musulman à Médine va repartir à l’assaut du monde sédentaire.
Si cet intervalle de dix siècles apparaît comme une vide historique, c’est parce que le monde musulman s’est employé à détruire toutes les traces de ce qui était là avant lui: les églises chrétiennes et les synagogues, ainsi que les cultes païens exécrés. Avant l’islam, coexistaient des communautés chrétiennes, juives, et des communautés vénérant des divinités païennes. L’islam a effacé méticuleusement les traces de l’existence de ces religions antécédentes. C’est ainsi que la communauté juive de Médine a fait l’objet d’un massacre aux premiers temps de l’épopée du prophète. Les Arabes conquérants sont restés une minorité au milieu des conquis. « Seule la sédentarité enracinée des vaincus, accoutumés depuis des siècles à payer l’impôt à un maître étranger a permis leur triomphe » comme l’ont montré Gabriel Martinez-Gros et Lucette Valensi (L’islam, l’islamisme et l’Occident).
Il faut attendre le XVIIIe siècle et l’épopée de la famille des Séoud, qui s’appuie sur la doctrine wahhabite d’islam fondamentaliste, pour que l’Arabie renoue avec l’histoire. Sans l’aventure pétrolifère, ce n’aurait été qu’une aventure de quelques tribus bédouines en mal de rigorisme religieux. Mais cette aventure s’est épanouie à l’heure où les Américains découvraient une fabuleuse fortune pétrolière sur ce même sol d’Arabie. La poignée de Bédouins vivant toujours (ou feignant de vivre) à l’heure du prophète arabe acquiert alors un statut international sans équivalent dans l’histoire. Car, à la différence des autres mouvements, le wahhabisme a su s’allier aux intérêts des États-Unis et surtout, les wahhabites ont mis le point final à la construction de leur royaume avant que l’Occident ne transforme leur territoire en une immense pompe à pétrole. Leur histoire a fasciné cet Occident malade d’industrialisme et de progrès techniques. Aux intérêts matériels s’est mêlée la double fascination culturelle exercée par la bédouinité. Quel plus beau rêve que cet islam austère, rythmé par la prière coranique à l’exclusion de tout autre forme de dévotion ? Surtout lorsqu’il est vu de Paris, de Londres, de New York ou des métropoles universelles de la vanité, du gaspillage et de la richesse insolente. Les prouesses militaires et religieuses de ces hommes dans ces déserts du silence, la simplicité attachante et l’esprit chevaleresque de ces hachémites, gardiens de la Mecque et descendants du Prophète, exercèrent une fascination irrésistible. Et l’exercent encore.
Après quelques soubresauts, l’épopée wahhabite reprend en 1901 et en 1928 : le royaume d’Arabie saoudite est rétabli et internationalement consacré en 1945. Depuis, il a imposé sa suprématie religieuse sur les autres mondes islamisés, bien au-delà du Maghreb et du Moyen Orient. Ils ont récemment construit une imposante mosquée sur l’autre rive du Mékong, à Phnom Penh.
Assis sur un ilot de pétrole dans un océan de pauvreté au milieu des convoitises internationales, les dirigeants saoudiens ont vite compris que pour assurer la stabilité de leur pouvoir il leur fallait consolider la légitimité religieuse sur laquelle repose leur trône C’est pourquoi il financent dans tout le monde arabe et islamique, officiellement ou officieusement, les mouvements religieux intégristes, la construction de mosquées, les œuvres de bienfaisance islamique, les journaux et revues à tendance fondamentaliste, les écoles et dispensaires gérées par des associations religieuses. Les wahhabites comprirent aussi très vite qu’il leur fallait la bienveillance active de la plus grande puissance occidentale.
Mais les Saoudiens ont eu à supporter le télescopage socioculturel le plus violent qu’on puisse imaginer. Le paysage traditionnel disparut à une rapidité fulgurante. Le bel habitat en pisé de Jeddah et de Ryad disparut au profit de blocs de béton et de panneaux de vitres qui transforment ces villes en un enfer brûlant et une horreur architecturale. Dans le désert de la Péninsule arabique, ce fut une ruée vers l’or. Les autres pays arabes furent vidés de la partie la plus dynamique de la population active, le Liban le premier. Il y eut ensuite le déferlement des Coréens, des Pakistanais, Indiens, Népalais et des Philippins. Aux postes de commande, des Européens et des Américains.
On est en droit de se demander comment le désordre social provoqué par l’irruption du fondamentalisme religieux ne s’est pas manifesté plus tôt, plus intensément et de manière plus généralisée. N’a-t-il fait que répondre à la détresse de sociétés martyrisées par des changements chaotiques, brutaux et continus ? C’est bienveillant et généreux et sans doute vrai. Mais la détresse première est une détresse spirituelle générée par le climat religieux propre à l’islam, qui interdit l’éducation des femmes, donc des mères. Et ce sont les mères qui éduquent les enfants, et les fils. Le modèle ne peut être que reconduit, porté paradoxalement par celles qui en sont les premières victimes.
Le « monde arabe » et son unité rêvée ne sont qu’une chimère issue des rêveries européennes. Et il n’existe ni littérature, ni art, ni philosophie islamique (celle qu’on prétend arabe et qui s’appuie sur les Commentateurs d’Aristote) : ni en Arabie saoudite, ni au Qatar, ni dans aucun des pays du Golfe. Ce qui existe, ce sont des arts des sociétés dominées par l’islam, qui s’est approprié leur patrimoine culturel. Le matériau, la compétence artistique ou technique est fourni par la culture que l’islam a mise sous sa coupe et qui désormais ne peut trouver d’expression qu’en se soumettant à ses contraintes et à sa langue.
Ainsi le musée de l’art islamique de Doha comporte essentiellement des œuvres d’art d’Iran ou d’Asie centrale ou de l’Inde moghole. Ce qui est importé est un vol au long de l’histoire, le reste est exporté : comme les équipes de football.