D’Alexandre Del Valle dans Valeurs Actuelles :
[…] En réalité, l’armée russe n’a jamais eu comme objectif d’envahir toute l’Ukraine et le front nord-ouest semble avoir été plutôt une diversion pour y attirer les forces ukrainiennes et les détourner de l’Est en même temps qu’une phase initiale de destruction des infrastructures ukrainiennes, préalables au véritable objectif de conquête durable de l’Est et du Sud. Les buts de guerre de Poutine visent à priver l’Ukraine de ses côtes sud, d’une grande partie de l’est du Dniepr et d’une partie du nord-est, et avec cela, du gaz naturel, du charbon, et des zones industrielles situées à l’est et au sud du pays, donc à offrir à son pays un accès optimal au Bosphore, passage maritime obligé de la Marine russe pour contrôler la mer Noire convoitée (qui recèle aussi des énergies fossiles) et pour accéder à la Méditerranée via les détroits turcs. L’occupation de la ville portuaire stratégique de Marioupol, qui donne le contrôle de la mer d’Azov, qui a été une première fois reprise aux Russes par les Ukrainiens en 2014, et qui est sous occupation russe depuis une semaine, est de ce fait déjà assimilable en soi à une “victoire” pour l’armée russe.
La république indépendante russophone autoproclamée de Moldavie, la Transnistrie, située à l’ouest d’Odessa, contrôlée par des séparatistes pro-russes depuis les années 1990 et occupée par l’armée russe, fait-elle aussi partie de l’objectif réel de guerre russe, avec la ville portuaire stratégique et russophone d’Odessa, certes loin d’être acquise au Kremlin étant donné le découplage entre russophonie et russophilie que Poutine a sous-estimé. La vaste zone sud et est de l’Ukraine russophone, contrôlée par la Russie jusqu’en 1770, et qui va du Donbass à la Transnistrie, est nommée par les stratèges russes et les néo-tsaristes “Novorossia”, ou “Nouvelle Russie” (Новороссия). Son contrôle par la Russie, qui priverait l’Ukraine de son accès à la mer Noire, est inacceptable pour les alliés anglo-saxons de l’Ukraine et l’OTAN, imbibés des écrits des stratèges anglais et américains adeptes du “Sea Power” et obsédés par leur volonté d’encercler le Heartland russe (Mckinder ; Spykman, etc.). De ce point de vue, l’Ukraine est le théâtre belligène d’un antagonisme bien plus large et ancien opposant les empires russe et anglo-saxon. […] Les buts de guerre russes, s’ils étaient atteints, feraient de l’Ukraine un pays agricole qui serait soit totalement dépendant de l’UE, soit inféodé à la Russie, même si cette seconde option paraît difficile, l’invasion russe n’ayant fait que rendre encore plus anti-russes les Ukrainiens, russophones ou ukrainophones d’ailleurs. Ce nouvel objectif “optimal” russe, à atteindre par tous les moyens, en dépit de l’aide massive occidentale à l’Ukraine, reviendrait donc à enlever 40 % de son territoire à l’État ukrainien.
Ce scénario (non certain) serait celui d’un retour aux frontières civilisationnelles et géographiques du Moyen Âge, lorsque la Galicie (Галиция: incluant Vinnytsia, Zhytomyr, Rivne, Ternopil, Chernivtsi, Ivano-Frankivsk, Zakarpatia, Lviv et Volyn), était sous domination polonaise. Les nationalistes polonais les plus nostalgiques de la “Grande Pologne” ne cachent d’ailleurs presque pas leur appétit pour ces territoires qui, en cas de démembrement de l’Ukraine, pourraient se rapprocher de la soi-disant “mère patrie” Polonaise… Pendant ce temps, la Russie continuerait d’exercer son influence sur Cherkasy, Chernihiv, Sumy, Poltava et Kirovhrad, et même Kiev, lieu hautement “saint” et historiquement symbolique pour la Russie post-soviétique, où le rôle de la “rous de Kiev” (Киевская Русь), lieu de naissance de la première nation russe (et ukrainienne) est majeur dans une Russie que l’on présente à tort comme néo-stalinienne, alors que le rôle identitaire de l’Église orthodoxe et la représentation positive de l’époque tsariste sont fondateurs de la nouvelle identité post-soviétique que Vladimir Poutine a forgée. On se rappelle à ce propos la phrase qu’il a prononcée, dont la presse occidentale n’a présenté que la première partie : « Tout Russe qui n’a pas pleuré à la destruction de l’URSS n’a pas de cœur. » Ajoutant juste après la seconde partie : « Ceux qui sont nostalgiques de l’URSS et veulent la reconstituer n’ont pas de cerveau. »
Un de mes interlocuteurs, helvétiques, grand spécialiste de l’ex-URSS et du monde russo-ukrainien, me fait cette remarque cynique mais à méditer : la violation des accords de Minsk par la partie ukrainienne depuis 2014 qui a refusé d’accorder un statut spécial au Donbass et a banni la langue russe, avec l’appui de l’Occident qui n’a rien fait pour obliger les Ukrainiens à appliquer les accords successifs de Minsk, a de ce point de vue co-préparé le conflit actuel, faisant de facto évoluer l’ambition territoriale de Poutine, au début limitée à la Crimée et au Donbass, vers un objectif irrédentiste plus large qu’est de la restauration de la Novorossia… Certes, on peut répondre que les appuis anglo-américains, polonais, allemands et atlantistes des Ukrainiens vont tout faire pour empêcher ce scénario et épuiser les forces conventionnelles russes par le surarmement des armées et milices ukrainiennes. Mais l’actuelle surenchère occidentale pourrait contribuer à faire évoluer le conflit russo-ukrainien en un conflit direct russo-occidental, sans oublier le risque d’attaques nucléaires tactiques qu’un haut officier de l’OTAN issu de la marine italienne m’a récemment présenté comme possible. […]