Eric Zemmour (EZ) a la maïeutique brutale. Il ne s’intéresse guère ni à l’égo de ses interlocuteurs, ni à la nuance du propos. Bien au contraire, il apprécie le tranchant pour mieux mettre à nu les contradictions de fond dans les raisonnements (ou apories).
Le 27 novembre, lors d’un débat sur CNews avec Jean-Christophe Lagarde, président de l’UDI et député, qui avait été une tête de liste un peu falote mais fortement européiste lors des dernières élections européennes, la méthode a –dommage pour les bienveillants compulsifs- démontré une efficacité certaine.
Le sujet avait été lancé par l’animatrice : « Au Mali, on a l’impression d’être seul. Que fait l’Europe ? ». On était au surlendemain de l’annonce de la mort de 13 soldats français là-bas.
Le débat a pourtant commencé par un exorde de Jean-Christophe Lagarde (JCL) :
« Je voudrais d’abord préciser pourquoi je suis là ce soir parce que je sais qu’on va me reprocher de venir débattre avec M.Zemmour. D’ailleurs, beaucoup dans mon entourage m’ont conseillé de ne pas le faire. EZ est un homme politique qui défend ses idées ; ses idées parfois pour moi elles ne sentent pas bon et elles sont quasiment toujours mauvaises pour la France ».
JCL voulait sans doute apparaître courageux ; il faisait plutôt semi-pleutre.
Ceci étant, que dit JCL de la situation au Mali ? C’est là que s’articule l’aporie.
- JCL met en cause l’absence quasi-totale de soutien des pays de l’Union européenne: « Au Mali, ça ne se passe pas bien. Militairement, les choses sont tenues par nos militaires français, bien seuls, et là je regrette que l’Europe ne fasse rien. Que font les autres ? On protège la France contre les attentats, on protège aussi le reste de l’Union européenne. Il serait temps que le reste de l’Europe fasse aussi sa part de travail ».
- Ensuite, JCL parle de la nécessité d’une puissance européenne: « Nous n’avons pas d’autre levier pour parler d’égal à égal avec ces autres puissances que de construire une puissance européenne ».
- JCL parle même de souveraineté et de nation européenne: « Je suis favorable à une défense de l’Europe. C’est-à-dire que nous avons besoin de nous défendre tous ensemble».
- JCL en rajoute : « Si je défends le fédéralisme européen, c’est justement parce que je suis pour défendre notre indépendance, notre souveraineté, notre capacité à nous défendre nous-mêmes… Puisqu’aussi nous avons besoin de construire la défense de cette identité, de cette culture et j’ose le mot de cette nation européenne».
- Mais –dans le même temps- il ne veut pas d’armée européenne: « Je ne suis pas d’accord avec l’idée d’une armée européenne. Je ne suis pas favorable à une armée européenne parce que l’engagement militaire est par définition le fait d’une autorité qui doit être reconnue par les citoyens… Je pense que le fédéralisme européen, ce n’est pas l’armée qui compte. Je milite pour que chacun prenne conscience de ses responsabilités ».
Magnifique incohérence : comment peut-on vouloir d’une Europe nation, d’une Europe puissance et refuser ce qui, in fine, assure l’exercice de la souveraineté (ce que EZ commente ainsi : « c’est intéressant de voir que les fédéralistes européens renoncent au cœur de la souveraineté ») ? Par son refus de l’idée d’une armée européenne, JCL démontre qu’il ne sait pas ce qu’est le politique :« L’action politique consiste en un usage intelligent de la force » (J.Freund). Comment être fort sans armée ?
Alors bien sûr, il y a cet appel déchirant de JCL à une prise de conscience des responsabilités… On voit ce que ça donne.
Et puis il y a ce qui est contenu dans la remarque de JCL : « l’engagement militaire est par définition le fait d’une autorité qui doit être reconnue par les citoyens ». Par là, il démontre parfaitement le manque total de légitimité nationale de l’entité européenne.
Et d’ailleurs, EZ ne s’était pas privé de le lui faire remarquer :
« Quand vous dites l’Europe, ça n’existe pas parce que l’Europe n’est pas une nation. Il n’y a pas de nation européenne, il n’y a pas de peuple européen. Il y a des nations européennes, oui, il y a l’Europe civilisation, oui ; mais il n’y a pas de nation européenne. Quand le chef de l’Etat engage des soldats, on voit bien que c’est la vie et la mort qui sont en jeu. Il faut une légitimité énorme. L’Europe n’a aucune légitimité ».
JCL confond aussi nation et civilisation :
« Ce qui me frappe quand vous parlez de la civilisation, non ce n’est pas vrai. Mais je pense qu’il y a une nation européenne, qui est bâtie sur la culture judéo-chrétienne, sur la fascination à partir de la Renaissance sur les sciences, sur l’Habeas Corpus qui a été inventé en Europe, bref qui est bâtie sur un certain nombre de valeurs qui sont partagées partout, des valeurs qui ont besoin d’être défendues ».
Tacle immédiat d’EZ :
«Ce dont vous avez parlé tout à l’heure, judéochrétien, ça, ça s’appelle une civilisation, ça ne s’appelle pas une nation ».
JCL plaide pour une volonté politique dont on a vu qu’elle était absente depuis le début :
« Je pense que cette civilisation, elle peut faire nation pour peu qu’on ait la volonté politique ».
EZ essaie de le ramener à la raison :
« La France s’est faite sur mil ans, par un roi de France qui a rassemblé tout le monde. Ce ne sont pas des régions qui se sont mises ensemble et qui ont dit « coucou, on va se mettre ensemble », ça ne marche pas comme ça ».
Enfin est mis en évidence le désaccord fondamental entre les deux protagonistes :
- JCL : « Je préfère l’Europe telle qu’elle est depuis 70 ans. Elle a aussi une vertu, celle de la paix.».
- EZ : « Vous nous dites d’abord : l’Europe c’est la paix. C’est en fait le résultat des deux guerres mondiales. Il y a la paix d’abord parce qu’on a eu deux guerres mondiales et qu’on ne s’en remet pas. Deuxièmement, il y a la bombe atomique. Troisièmement, parce qu’il y a la protection des Etats-Unis. Le concept même de l’Europe, c’est de sortir de l’histoire: « J’en ai assez des guerres et je ne veux surtout pas entendre parler de la puissance et pour ce qui est des guerres je me fais protéger par les Etats-Unis ». Tous les européens pensent ça. Il n’y a que ces fadas de Français qui pensaient qu’en faisant l’Europe on allait refaire la France en grand… En vérité, l’Europe que vous défendez, c’est le fantasme français et les autres n’en veulent pas. On est plus fort à plusieurs si on est d’accord. Mais aujourd’hui, on est en désaccord sur tout. Il faudrait parler de l’Allemagne. Qu’est-ce que dit Macron sur l’OTAN [« L’OTAN en état de mort cérébrale »] ? Qu’est-ce que dit Mme Merkel ? « Pas question, l’OTAN c’est notre protection ». C’est exactement ce qu’avaient dit les députés allemands au Général de Gaulle en 1963. Et on voit aujourd’hui Monsieur Macron tendre la main à la Russie, vieille alliance française, comme de Gaulle ».
Et au final, toute l’impuissance de JCL se résume assez bien dans l’échange suivant :
- JCL : « Le problème est dans nos divisions. Mais si nous n’étions pas divisés, nous serions capables de faire nos propres choix».
- EZ : « Ils n’ont pas besoin de jouer de nos divisions. Ils jouent du projet européen. Vous avez vu il y a un mois l’entretien de Mme Vestager : idéologie de la concurrence, ouverture des frontières. Vous ne voulez pas voir, le problème de l’Europe c’est qu’on n’a pas le même projet, on n’a pas les mêmes intérêts».
- JCL reconnaît alors un « système totalement dérégulé qui fait de nous les naïfs de la mondialisation » (sic !)
- EZ joue à l’impitoyable : « Vous ne voulez pas comprendre que votre projet est profondément français, que les autres ne le voudront pas et qu’en attendant vous affaiblissez la France pour viser une Europe chimérique».
- Mais JCL est décidément un optimiste radical :« Nous devons être capables de construire quelque chose qui doit être un instrument de puissance. Ca ne l’est pas aujourd’hui j’en conviens volontiers. C’est une des raisons pour lesquelles il faut se battre pour que ça le soit».
JCL n’est pas le seul à être ainsi incohérent. Le même jour était diffusée l’émission Zemmour & Naulleau sur Paris Première. Le sujet des forces armées françaises au Mali y a bien sûr été également évoqué. Dialogue :
- Eric Naulleau : « Voilà une circonstance où l’armée européenne aurait été utile. Il faudrait que l’Europe prenne ses responsabilités, que la France cesse d’être seule au monde en Afrique contre un danger qui nous concerne tous».
- EZ : « Les autres ne veulent pas, ça ne les intéresse pas. J’ai lu des choses très intéressantes sur les regards de la classe politique allemande sur nos interventions françaises. Ils se moquent de nous. Ils disent que c’est des méthodes néo-coloniales».
- Eric Naulleau : « Moi, je dis que l’Europe n’est pas à la hauteur».
- EZ : « Mais ils ne veulent pas. Tu ne vas pas les forcer».
- Eric Naulleau : « Eh ben si» [sic].
- EZ : « Vive Napoléon, quoi ! Tu ne peux pas les forcer par la contrainte !»
- Eric Naulleau : « Par la négociation». Sans commentaire…
Trois remarques pour terminer sur cette question cruciale de la nature du projet européen :
- Il est toujours étonnant de voir comme les plus grands défenseurs de l’Union européenne arrivent à en donner une vision désespérante. Deux citations finales de Jean-Christophe Lagarde lors du même entretien : « L’euro est la seule monnaie au monde qui n’a pas de capacité internationale parce que nous l’avons voulu nous-même » ; « Je dis souvent que l’Europe, c’est une voiture dont on a retiré les roues et le moteur» !
- A propos de l’intervention au Mali, JCL et EZ, et Eric Naulleau –et M.Macron lui-même- dénoncent la passivité européenne. Or, la nouvelle présidente de la Commission européenne, Ursula Von Der Leyen, dans un entretien du 30 novembre accordé à des journaux européens, semble au contraire penser que l’Union européenne a fait preuve d’une certaine efficacité : « Depuis 2016, nous avons commencé à développer l’Union européenne de la défense qui accroît l’interopérabilité entre les forces armées des 28 États membres et permettent à l’UE d’intervenir, s’il existe une volonté politique d’agir, comme il y a cinq ans au Mali ». Difficile d’imaginer plus grand écart de perception.
- Enfin dans un entretien au Figaro le 29 novembre, Charles Michel, nouveau président du Conseil européen (il remplace Donald Tusk) répondait ainsi à la première question posée Comment l’Europe doit-elle se positionner sur la scène internationale ? : « Il est important que le Conseil européen ne réagisse pas seulement à un référendum britannique, au tweet d’un président américain, à une initiative turque. Nous devons développer notre propre agenda politique au niveau interne mais aussi au niveau externe. Sur le plan commercial, l’UE ne peut pas être la victime collatérale de l’éventuel accord entre la Chine et les États-Unis. Il faut garantir des conditions équitables de concurrence en s’appuyant sur nos forces. Le bloc représente 500 millions de consommateurs ».
L’Union européenne, finalement, c’est une association de consommateurs. Pour un agenda politique ? Faudra encore attendre un peu…. Qu’on soit tous d’accord…
Alors, les soldats français et leur ardeur resteront encore seuls au Mali.
Et on se dira que la grande histoire du marché européen aura peut-être comme issue de se faire marcherdessus. Piétiné par les nouveaux empires.