En la solennité
de la Toussaint, le père abbé de Notre-Dame de Triors a prononcé une homélie que voici (les 2 derniers paragraphes nous concernent ):
"Mes
bien chers Frères, mes très chers Fils,Croire
à l'amour (I Jn. 4,16), la formule de S. Jean peut-elle signifier qu'il
s'agit de croire au bonheur ? Notre génération désabusée élude la
question et préférerait la dévier vers cet énoncé : croire à l'amour,
c'est croire au plaisir, croire au plaisir du moment présent et surtout ne
pas se poser trop de questions. Dévier et éluder une telle question, ici, c'est
grave. L'évangile de ce matin invite résolument à la regarder bien en
face : croire au bonheur nous oriente vers la liste des béatitudes,
qui nous fait croire à l'amour de Dieu venu jusqu'à nous en Jésus-Christ
mort et ressuscité pour nous. La page d'évangile de ce matin (Mt. 5,1-12) répond donc affirmativement, croire à
l'amour, c'est croire au bonheur, tout en sachant que celui-ci est
associé à la pauvreté, aux larmes, à une faim et à une soif qui taraudent plus
que la faim matérielle ; pire ou mieux, le bonheur est en fin de compte
associé à la persécution, le texte évangélique prenant alors un ton plus
personnel, puisqu'il se met quasiment à nous tutoyer (Mt. 5,11s).L'été
dernier, le Saint Père abordait cette question du bonheur, élargissant le débat
à partir des paradoxes du discours sur la montagne : Est-il permis d'être
heureux quand le monde est rempli de mal, de souffrances, de ténèbres ? La
réponse ne peut être que oui ! Car en disant non à la joie,
nous ne rendons service à personne, nous ne faisons que rendre le monde plus
obscur. Et celui qui ne s'aime pas, ne peut rien donner au prochain, il ne peut
pas l'aider, il ne peut pas être messager de paix… De plus nous savons
par la foi que le monde est beau, que Dieu est beau et bon, qu'Il s'est fait
homme pour habiter, souffrir et vivre avec nous et nous conduire au ciel…
Oui, il est bon d'être une personne (Cf. 3 août 2012). Certes les paradoxes du discours sur la montagne
nous heurtent comme ils ont heurté voici près de 2000 ans ceux auxquels il
s'adressait, les disciples en tout premier lieu. Probablement nous heurtent-ils
davantage, car la croyance dans le progrès de l'humanité rend intolérable
désormais ce qui menace l'existence telle que nous la ressentons. Le réflexe
rationaliste moderne nous guette, s'opposant à la croyance en ce bonheur-là,
bonheur dans l'au delà ; il s'oppose ainsi à la vertu d'espérance, récusée
tout ensemble comme désincarnée et intéressée, morale d'usurier irresponsable
du plaisir à cueillir sans se poser de questions. Déjà Bossuet ironisait
ainsi : Avouons chrétiens que lorsque nous avons les biens de ce monde
en abondance et la santé pour en jouir, nous ne demandons rien de plus, et nous
nous estimons parfaitement heureux. Or vouloir s'établir ainsi ici-bas, c'est
le vice le plus opposé à l'espérance du christianisme. S. Thomas d'Aquin
dit avec précision des plaisirs sensibles devenus ainsi totalitaires qu'ils
abrutissent et obscurcissent l'âme. L'amour de ces plaisirs fait que l'homme
prend le dégoût des biens spirituels, et c'est en ce sens qu'il vient alors à
désespérer (IIa-IIæ, Qu. 20, a.4, c.). Nous voyons cela sous nos yeux : un temps
qui s'enivre dans un climat de fête bruyante cache en fait ainsi son cruel
désespoir.
Le
désespoir guette en effet celui qui rive son regard au plaisir immédiat, car ce
plaisir pris comme norme ferme la porte des biens divins que nous a conquis
l'incarnation rédemptrice. Dieu a fait les choses temporelles pour que
l'homme mûrissant en elles, donne son fruit d'immortalité, disait S.
Irénée. Le christianisme en effet croit au ciel, il y croit non pour fuir la
terre, mais bien plutôt pour chercher Dieu, puis par surcroit rendre la terre à
la fois moins ambiguë et plus habitable. Seule une société chrétienne peut
diffuser alors un esprit social parfaitement équilibré ; face aux
promesses illusoires des grands systèmes idéologiques, son ambition paraît
modeste pour l'organisation du vivre ensemble, comme on dit de nos
jours ; en revanche elle évite de grosses déceptions et surtout ces
lendemains qui, loin de chanter, font plutôt pleurer, sinon saigner. Le
christianisme, lui, ne provoque pas l'effusion des larmes et du sang, mais dans
les béatitudes (Mt. 5,5 & 10ss), il assume pleurs et même sang versé pour la justice,
en les configurant aux larmes et au sang de Jésus qui a pouvoir de les
transfigurer en béatitude. S. Paul dit cela de façon emblématique : Pour
moi, vivre, c'est le Christ, et mourir m'est un gain, de sorte que notre
vie est dès lors déjà dans le ciel, conversatio nostra in cælis est (Philip. 1,21
& 3,20).
Ces
choses-là doivent être dites aujourd'hui, et si possible bien appréciées, pour
ne pas se laisser happer par la confusion que comporte le mauvais débat qui a
envahi l'actualité. D'un côté bien sûr, il faut réprouver les lois indignes
qu'on veut nous imposer sous le couvert de la volonté nationale à laquelle on
fait endosser bien des misères : le projet est dénoncé par l'épiscopat,
par les médecins aussi dont les salles d'attente sont déjà encombrées des
blessés de la société permissive. D'un autre côté, il ne faut pas se
scandaliser de l'humiliation que représente un tel état de fait ; je dis
bien, ne pas se scandaliser de l'humiliation présente : oui, on en est là,
mais cela ne justifie pas que l'on prenne en grippe notre époque. N'ayons pas
honte de vivre en un temps où une partie notable de la population souffre de
déséquilibres affectifs graves et bien pénibles (cela ne nous guette-t-il
nous-mêmes?). Néanmoins ce serait faire injure au Bon Dieu que d'ignorer la
force de notre foi chrétienne et de l'espérance qui introduit dans les
béatitudes. S'interdisant le langage de celles-ci, l'État confond déséquilibre
et injustice, et il croit pouvoir adoucir celui-là en mimant les situations
réputées plus gratifiantes, celle du mariage qui fonde la famille. C'est
ignorer que le mariage, loin d'être un lieu de plaisir assuré, n'est une
occasion de béatitude que par le combat spirituel des deux conjoints,
dans leur vie intime comme dans l'éducation de leurs enfants. C'est ignorer au
surplus que le célibat, chemin difficile lui aussi, n'est pas exempt de béatitude
quand le combat auquel il oblige est bien mené, dans la dignité et en trouvant
mille occasions du don de soi. Mais il est sûr que pour cela il faudrait que la
religion et la société s'entraident au bénéfice de tous.
Prions
pour que le législateur responsable soit réellement éclairé et sache suivre sa
conscience, prions pour que le débat interdit officiellement puisse être mené
dignement et prudemment. Notre évêque me disait de recommander de faire écrire
aux élus ; cela est assez simple : on s'exprime à ceux qui nous
représentent en la matière. Une autre arme pacifique est à notre portée :
la messe de ce jour commence par le mot Gaudeamus, Réjouissons-nous. La
joie est le bonne riposte aux chagrins en lesquels on veut nous enliser. La
joie qui vient de Dieu doit ruisseler dans les âmes humbles et ferventes,
celles dont parlent les béatitudes. Oui, croyons à l'amour, croyons au
bonheur qui purifie des plaisirs malsains. Recourrons à Notre Dame que le
Magnificat proclame bienheureuse à Noël, dans les larmes du Calvaire comme dans
son beau ciel d'où elle nous regarde et nous encourage, beatam me dicent
omnes generationes (Luc 1,48), amen."