Alors que le monde a toujours les yeux rivés sur l’Ukraine, et depuis peu, sur le 49-3, sur la France et son risque de crise politico-sociale, nous regardons ailleurs sur la planète bleue. Le pape François vient de recevoir le Premier ministre libanais Najib Mikati, le milliardaire musulman sunnite. L’occasion pour nous d’interviewer Mgr Guillaume Bruté de Rémur, un Français qui vit au Liban, depuis plus de 20 ans.
Antoine Bordier : Mgr Guillaume Bruté de Rémur, vous revenez tout juste de France, de Paris. Comment va la France vue d’un Français vivant au Liban ? Avez-vous constaté cette crise politico-sociale qui semble redémarrer, au sujet de la réforme des retraites ?
Mgr Guillaume Bruté de Rémur : Oui, j’ai bien remarqué la crise politico-sociale que vit mon pays d’origine Je suis arrivé en pleine grève à Paris. Et, j’ai pu subir les difficultés que provoquent les grèves pour les déplacements en France et à l’intérieur de la capitale. Je suis, assez, frappé justement de ce conflit politico-social qui est né de la réforme des retraites. Je ne prendrai pas de position précise sur la loi des retraites, parce que je ne connais pas assez le sujet, mais je trouve que cela met en évidence un profond malaise de la société française. Il y a une réelle difficulté à expliquer et à communiquer sur un tel sujet. Les partis politiques sont, également, en difficulté. Ils ne construisent pas quelque chose en commun. Le sujet est important : il s’agit du futur de la France, de son économie, de sa gestion des personnes qui ne sont plus actives. Comment vont-elles continuer à grandir en avançant vers le grand-âge ? Ces passages en force ont pour conséquence l’ensauvagement de la politique et de la société. Cela décrit un profond malaise de la société française.
Mgr, parlons de vous. Vous faites partie des 25 000 Français qui se sont établis au Liban. Présentez-vous, qui êtes-vous et que faites-vous au Liban ?
Je suis un prêtre du diocèse de Rome. Je suis 100% Français, mais je suis un peu Libanais. Car, depuis 1999, je vis au Liban. J’y suis en mission. Je suis le recteur d’un séminaire qui s’appelle Redemptoris Mater. Ce séminaire a la belle mission de former des prêtres missionnaires pour toutes les églises orientales catholiques.
Il y a un mois la Turquie et la Syrie subissaient un terrible séisme, le Liban a envoyé des secouristes. Parmi les populations touchées, il y a des chrétiens. Quelles sont les dernières informations que vous avez sur le sujet ? Car on n’en parle plus. Et, il y a eu, cette semaine des pluies diluviennes qui ont fait des morts qui se rajoutent aux 50 000 victimes.
Les dernières informations que j’ai concernent la ville d’Antioche parce que je connais une communauté chrétienne là-bas. L’église des franciscains n’avait pas été touchée et elle accueille de nombreux réfugiés. En général, les églises et les communautés chrétiennes, qui sont encore debout, accueillent effectivement beaucoup de réfugiés.
Le 15 mars, des pluies diluviennes sont tombées dans les régions dévastées par le séisme. Je crois qu’il y a plusieurs dizaines de morts. Là, encore, les chrétiens, les églises et les organisations humanitaires sont sur le terrain.
Les chrétiens, on le comprend, sont très solidaires. Et, les Libanais ont quelque chose de particulier : ils ont le coeur sur la main. Cela fait-il partie de votre culture de l’accueil ?
Déjà en soi, la culture chrétienne est une culture dans lequel l’autre est important. Rappelez-vous les paroles du Christ : « Aimez-vous les uns, les autres, comme je vous ai aimé. » C’est important et surtout le Liban a une longue tradition d’accueillir les minorités en difficulté. Cela fait vraiment partie de la culture libanaise.
En raison de sa position géographique, le Liban a toujours été au carrefour des trois continents : Afrique, Asie, Europe. C’est le lieu de passage obligé entre l’Occident et le monde arabe, l’Asie centrale et la Russie. Par ce fait même, le pays fut souvent envahi par les peuples du bassin Méditerranéen. Il a souvent accueilli des réfugiés. Aujourd’hui, sur 6,8 millions d’habitants, il y a près de 2 millions de réfugiés au Liban.
Parlons davantage du Liban, qui vit, depuis 2018, une récession sans précédent. Et, le 4 août 2020, avait lieu ces terribles explosions du port de Beyrouth. Où étiez-vous à ce moment-là ?
Lors de cette catastrophe, j’étais absent. J’avais besoin de me reposer, après une année très difficile due au Covid. Je suis parti la veille pour aller me reposer en Egypte, chez des amis. Lorsque j’ai appris la nouvelle, j’ai appelé de nombreux amis et mon téléphone n’a pas arrêté de sonner. J’ai des amis qui ont été blessés, mais, heureusement, aucun gravement. Sur place, c’était terrible, dans un rayon de plusieurs centaines de mètre toutes les habitations autour du port ont été endommagées. Je connais le curé de la paroisse du port, le père Elie. Heureusement, il a survécu. Et, sa paroisse a été reconstruite. Il y a eu un vrai élan de solidarité.
Concernant la récession que nous vivons, la pauvreté a augmenté fortement. Elle atteint par endroit plus de 80% de la population. C’est terrible.
Le Liban est une mosaïque confessionnelle et culturelle : 18 confessions y vivent. Quels rôles jouent les chrétiens dans ce concert des religions ? Et, présentez-nous votre église. Quel est son rôle à l’heure où plus de 70% de la population, justement, vit en dessous du seuil de pauvreté ?
Vous ne trouverez jamais un village multi-confessionnel dans lequel il n’y a pas de chrétiens. C’est-à-dire que vous pouvez trouver des villages 100% chiites, d’autres 100% sunnites, d’autres 100% druzes, mais vous ne trouverez jamais des chiites, des druzes et des sunnites ensemble, s’il n’y a pas de chrétiens. Au Liban, les chrétiens sont un peu comme le ciment de cette société. C’est eux qui ont garanti la cohésion du pays.
Moi, je suis un prêtre du diocèse de Rome, mais je travaille beaucoup avec l’église maronite et en fait j’ai le bi-ritualisme [le rite catholique et le rite maronite], donc, je travaille un peu dans la pastorale de l’église maronite. Cette église, qui est née en Syrie, à Antioche, a de nombreuses structures qui aident les personnes en difficulté. Il faut ajouter la Caritas qui est une structure qui regroupe toutes les églises catholiques. Il y a, également, de nombreuses ONG et de nombreuses congrégations religieuses qui viennent en aide aux populations. Mais, il faut savoir que l’église, elle aussi, a été gravement atteinte par cette crise parce que son patrimoine est un patrimoine essentiellement immobilier. L’église, elle aussi, est gravement touchée par la crise.
Parlons d’un sujet dont on parle souvent dans l’hexagone : la laïcité. En France, la laïcité subit de nombreuses influences et elle remet souvent en question le rapport du religieux entre la sphère publique et la sphère privée. Au Liban, l’Etat n’est pas laïque. Pensez-vous que les religions soient sources d’espérance et de solution à un moment où le pays lui-même peine à sortir de la crise ?
Je pense qu’effectivement les religions sont une source d’espérance et une source de solution au moment où le pays souffre pour sortir de cette crise. Je pense qu’en fait nous, les Français, nous venons d’une culture dans laquelle le fait religieux est cantonné à la sphère privée. Puis, on a laissé l’Etat envahir la sphère de la solidarité. Aujourd’hui, on voit la crise du système de solidarité sociale de l’Etat, avec les problèmes sur les retraites et sur la sécurité sociale. Je ne dis pas que c’est une mauvaise solution que l’Etat s’en occupe.
Mais, ici, au Liban, il y a très peu d’Etat. L’Etat devrait avoir un rôle de régulateur, qu’il n’a plus à cause de la corruption. Comment survit-on, dans ces conditions de faillite ? Notre grande force, c’est cette cohésion sociale due à l’appartenance religieuse et au fait que nous baignons tous dans des cultures religieuses. Elles sont une vraie richesse, car elles portent à l’ouverture vers l’autre. Elles sont vraiment un ferment pour la société. Et, elles offrent de véritables solutions pour sortir de la crise.
Concluons, si vous le voulez bien, par la visite du Premier ministre libanais, Najib Mikati, au Vatican. Comment s’est passé son entrevue avec le pape François ?
C’est toujours un grand problème les visites des hommes politiques libanais au Vatican, parce qu’ils ont toujours un peu tendance à utiliser cette proximité du pape pour valider leur position qui souvent est liée à la confession. En l’espèce, aux intérêts des sunnites. Je sais que le pape n’est pas dupe. Il a dû mettre les choses un peu au clair. Il pensait, déjà, venir au Liban [fin 2022]. Quand il a vu que sa visite allait être récupérée, il n’est pas venu. Le pape a dû parler de la vacance de la Présidence de la République. Il a dû aborder les sujets économiques et sociaux. Espérons qu’il viendra l’année prochaine…
Interview réalisée par Antoine Bordier
Copyright des photos Guillaume Bruté de Rémur