De Me Jacques Trémolet de Villers :
- Quels sont votre nom et votre surnom ?
- En mon pays, on m’appelait Jeannette et, après que je fus venue en France, on m’appela Jeanne. Du surnom je ne sais rien.
- Quel est votre lieu d’origine ?
- Je suis née au village de Domrémy, qui fait un avec le village de Greux. C’est au lieu-dit Greux qu’est la principale église.
- Quels étaient les noms de vos père et mère ?
- Mon père s’appelait Jacques d’Arc – ma mère, Isabeau.
- Où fûtes-vous baptisée ?
- En l’église de Domrémy.
En ce 21 février 1431, dans la chapelle royale du château de Rouen, devant l’évêque qui s’appelait Pierre Cauchon, et 42 assesseurs, plus Jean d’Estivet, le promoteur, comparait celle qui deviendra cinq siècles plus tard la sainte de la Patrie (Jeanne a été béatifiée en 1909 puis déclarée sainte en 1920), patronne secondaire de la France. Cet interrogatoire judiciaire que les vertus de la procédure ont conservé, révèle l’origine de Jeanne, les racines naturelles de cette unique fleur surnaturelle : nom, lieu d’origine, père et mère, paroisse.
La France est une grande nation composée de 36 000 communes, qui sont elles-mêmes, à peu de choses près, 36 000 paroisses, filles des apôtres évangélisateurs. Le village et la paroisse sont indissociablement liés. Ils constituent les origines naturelles et surnaturelles de ce que Jeanne appelait « le saint royaume de France ». Non que cette terre fût peuplée exclusivement de saints, Jeanne ne savait que trop combien, de la base au sommet, elle était remplie de pécheurs. Mais, à l’image de l’Église, qui, pleine de pécheurs, est toutefois, sans péché, « le royaume de France est saint parce qu’il est le royaume de Jésus-Christ, son seul vrai Roi ». Vérité politique en même temps que mystique, surnaturelle et naturelle, que Jeanne sera chargée de réaliser par les armes et par le sacre. Mais nous n’en sommes pas encore là. L’interrogatoire continue.
- Quel âge avez-vous ?
- Comme il me semble, à peu près dix neuf ans.
- Qui vous a appris votre croyance ?
- J’ai appris de ma mère Pater Noster, Ave Maria, Credo. Je n’ai pas appris d’autre personne ma croyance, sinon de ma mère.
On peut rester longtemps à se répéter ces mots, qui, en deux lignes, disent tant de richesses. Pater Noster…, les trois souhaits et les quatre demandes. La prière que Jeanne a vécue dans son âme et dans sa chair, jusqu’à l’oblation finale et au « pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés… » en passant par « que votre règne arrive, que votre volonté soit faite sur la terre comme au Ciel ». Le Ciel est venu lui demander d’être l’instrument de cette volonté divine sur la terre de France, en un temps déterminé. Elle dira aussi pourquoi son étendard « qu’elle aimait quarante fois plus que son épée », portait Jhesus-Maria, car Marie est l’instrument du Salut, celle qui, par son oui, a permis l’Incarnation. Et, à sa place, Jeanne est aussi la jeune fille qui a dit Oui. Elle dira encore qu’elle connait « les douze articles de la foi ».
Cette petite paysanne « qui ne sait ni A ni B » (comme elle le dit d’elle-même), sait, en latin, l’essentiel de la foi, qu’elle n’a pas appris d’autre personne sinon de sa mère. La mère est celle qui donne la vie naturelle et transmet les éléments de la vie surnaturelle. C’est maître Jean Minet, le curé de Domremy, qui a baptisé Jeanne et lui a donné la vie surnaturelle. Mais c’est Isabelle Romée, sa mère, qui l’a enseignée. Ainsi est gravée, dans le marbre du procès criminel, aux tables de l’Inquisition, l’éminente dignité surnaturelle en même temps que naturelle de la mère de famille chrétienne. Jeanne, plus tard, sera choisie, élue, et élevée à une sainteté exceptionnelle, qu’on peut dire, sans emphase, unique dans l’histoire de l’Église. Mais, au commencement, l’ordre de la nature doit être contemplé. Sa simplicité fait sa beauté. Avant de devenir une fleur éclatante de sainteté, Jeanne est une plante toute naturelle, au terroir d’un village de Lorraine, au cœur d’une famille et d’une paroisse. Que Dieu y soit allé chercher celle qui assurerait le rétablissement du plus beau royaume de la chrétienté nous rappelle l’origine naturelle de ce royaume en même temps que sa vocation surnaturelle.
- Quand avez-vous commencé à ouïr ce que vous nommez vos voix ? Nous sommes le lendemain, le jeudi 22 février 1431, non plus dans la chapelle royale du château de Rouen, mais dans la salle de parement. Il y a toujours l’évêque, assisté de 46 assesseurs. Il y a aussi Jean Beaupère, insigne professeur de sacrée théologie, « enfant chéri » de l’Université de Paris qui va conduire l’interrogatoire.
Jeanne répond :
- « Quand j’eus l’âge de treize ans, j’eus une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. »
Dans ce moment, qui est l’instant le plus sacré de notre histoire judiciaire, politique, religieuse, et aussi littéraire, tellement la langue de Jeanne, à l’image de celle des anges qui l’avaient formée « est douce, et belle, et humble et parle le langage de France » (Jeanne) on hésite à interrompre le récit de l’accusée, mais, il le faut pour mieux goûter la profondeur de ses mots. L’âge de treize ans, à l’époque, pour une jeune fille, c’est l’âge qui permet le mariage. L’âge de la nubilité, quand les signes physiques de la fécondité apparaissent, et aussi, si l’appel en est fait, l’âge de la consécration. Une opinion respectable et raisonnable veut que l’anneau de Jeanne, celui que l’évêque Cauchon conservât comme pièce à conviction de sa sorcellerie et qui est revenu à la France le 4 mars 2016, lui avait été donné par ses parents comme elle le dira elle-même à cet âge, et que, pour elle, il représentait ses fiançailles avec Notre-Seigneur Jésus-Christ à qui elle avait voué dès ce moment sa virginité.
« Une voix de Dieu pour m’aider à me gouverner. » La voix de Dieu n’est pas impérative, même pas autoritaire. Elle est auxiliatrice. Elle vient humblement à cette jeune fille pour « l’aider à se gouverner ». Jusqu’au bout – et à quel prix ! – Jeanne gardera le gouvernement d’elle-même. Ses voix l’instruisent, la conseillent, la pressent de venir en France et d’accomplir son exceptionnel destin, mais jamais, elles ne la suppléent dans « la besogne » qu’une telle vocation nécessite. Rien de magique, ni même de miraculeux. Jeanne n’est pas dispensée de l’effort, de la bataille, des blessures, des peines et soins, du labeur et de la contrariété, de la trahison et de la capture, de la prison et de ses humiliations.
- « Et la première fois, j’eus grand’ peur. » Cette voix de Dieu n’est pas une voix intérieure… Les voix intérieures ne font pas peur. Jeanne éprouve une grande émotion craintive analogue à l’instant de l’amour pour une jeune vierge. C’est une présence extérieure très impressionnante. Rien d’une suggestion de la nature, ni d’une maladie mentale. Un effroi sacré.
- « Et vint cette voix environ l’heure de midi, au temps de l’été, dans le jardin de mon père… » Après l’effroi et la « grand’peur », la lumière douce et pleine, solaire. Midi, au temps de l’été ! Pas l’ombre d’une ombre. Jeanne n’est pas une hallucinée romantique, elle est solaire, éclatante de jeunesse et de victoire, en même temps que de douce poésie : « dans le jardin de mon père ».
Jeanne a reçu sa croyance de sa mère. Et c’est dans le jardin de son père que les voix sont venues jusqu’à elle. Pour les amateurs d’histoire sacrée, il y aurait des recherches à effectuer en vue de la béatification (ou de la canonisation) des époux d’Arc, Jacques et Romée, qui ont enfanté, nourri, formé et donné le cadre naturel de la vocation surnaturelle de cette jeune fille. « Dans le jardin de mon père / les lilas sont fleuris… », chante une vieille chanson française. Il y a ici bien plus que les lilas, même s’il y a aussi les lilas. À travers cette phrase, ce sont « tous les jardins de mon père » qui sont comme canonisés. D’ailleurs, ce qui reste de Jeanne aujourd’hui plus encore que la maison, c’est le jardin de son père.
– « J’ouïs la voie du côté droit vers l’église, et rarement je l’ouïs sans clarté. En vérité, il y a clarté du côté où la voix est ouïe, il y a là communément une grande clarté. »
À un autre moment du procès, elle dira, de façon encore plus concise, dans son style inimitable, « au son de la voix vient la clarté ». Les orateurs, profanes ou sacrés, de tous les temps gagneraient beaucoup à méditer cette formule. Si du son de nos voix pouvait venir un peu de clarté, la face du monde en serait bien renouvelée.
- Quel enseignement vous donnait cette voix pour le salut de votre âme ?
- Elle m’enseigna à me bien conduire, à fréquenter l’église. Elle me dit qu’il était nécessaire que je vinsse en France.
L’extraordinaire, la venue en France comme chef de guerre puis chef politique vient en second lieu, sans rupture mais après la conduite ordinaire qui est de simple piété et de bonnes mœurs. Bien élevée par ses parents, Jeanne a été encore mieux élevée dans la même ligne par ses précepteurs venus du ciel. On s’est étonné de son vivant et on s’étonne encore cinq cents ans après de la perfection lumineuse et charmante (au sens fort du mot) de sa langue. « Un français de Christ » (J. Laforgue), « le plus grand de nos écrivains… » (J. Cocteau). Cette grâce lui venait d’avoir pendant quatre ans parlé presque quotidiennement, et parfois plusieurs fois par jour, avec les saints et les anges. L’admiration de Jules Michelet, Jules Laforgue, Alain Fournier ou Jean Cocteau, sans parler de Péguy, de Barrès, de Claudel, de Bernanos, trouve sa source dans ce naturel aisé au cœur du plus sublime surnaturel.
J’arrête-là ce récit que le lecteur pourra poursuivre jusqu’à son dénouement héroïque et mystique, « la grande victoire », qui fit passer Jeanne de l’héroïne à la sainte. Ce commencement de la vocation exceptionnelle de la jeune lorraine dit l’attention douce et adorable du Ciel pour la terre de France, du Roi des cieux pour notre royaume de la terre. Jeanne a été élue pour que nous sachions, une fois pour toutes, que Dieu s’occupe de la terre et des royaumes qu’il s’est choisis, tout particulièrement du « Saint Royaume de France ».
- « J’avais étendard au champ semé de lys, et y était le monde figuré, et deux anges à ses côtés. Il était de couleur blanche ou boucassin. Il y avait écrit les noms « Jhesus-Maria » »
- Qui vous fit faire cette peinture sur l’étendard ?
- Je vous l’ai assez dit que je n’ai rien fait que du commandement de Dieu.
Jeanne est venue rappeler avec force, douleur et triomphe, que « Jésus-Christ est vrai Roi de France » et qu’il n’abandonne pas son royaume.
En mai 1943, dans l’oflag IV D (camp d'officiers prisonniers de guerre de 1940 à 1945 en Allemagne), où il était prisonnier, Jean Guitton (philosophe et écrivain français, membre de l'Académie française, 1901-1999) écrivait :
« Au fond, ces diverses Frances souffrent en grande partie, parce qu’elles sont séparées l’une de l’autre. Et le jour où elles se retrouveront, elles se reconnaîtront assez vite. Encore faudrait-il un centre de pureté et de vérité autour duquel les énergies latentes viennent se grouper. Il faudra peu, mais ce peu sera tout : un souffle, une lumière, une doctrine, une direction, une voix venue du fond de la conscience de la France, et qui aille au-delà du présent. En somme il faudrait l’analogue de ce que Jeanne fût. » … « Sans attendre de miracle, et en traduisant dans une longue durée, dans une longue chaine d’action et de patience ce que Jeanne d’Arc en d’autres temps a exprimé en un instant fulgurant, on pourrait refaire un pays. Jeanne d’Arc nous été donnée pour ainsi dire, pour qu’à un âge plus avancé et cinq siècles après, nous puissions apercevoir comme en un raccourci tout ce que la France recèle de misère et de puissance ; et peut-être aussi pour nous faire souvenir que rien ne s’achève en ce monde réfractaire, sinon par l’oblation. »
L’étude, attentive et aimante, des paroles vraies de Jeanne à son procès peut être le commencement de cette « longue chaine d’action » et de patience. Que cette étude se fasse en groupe, à quelques-uns et le feu que le Ciel a envoyé à Jeanne comme couronnement sacré de sa vocation, réchauffera nos cœurs et notre nation.