Extrait d’un entretien avec l’abbé Davide Pagliarani, Supérieur général de la Fraternité Saint-Pie X, qui vient d’accueillir 50 nouvelles rentrées dans ses séminaires :
[…] Comment concevoir les relations entre Rome et la Fraternité ?
Là aussi, nous devons tâcher de conserver un regard surnaturel, en évitant que cette question ne se transforme en obsession, car toute obsession assiège subjectivement l’esprit et l’empêche d’atteindre la vérité objective qui est son but. Plus spécialement aujourd’hui, nous devons éviter la précipitation dans nos jugements, souvent favorisée par les moyens modernes de communication ; ne pas nous lancer dans le commentaire « définitif » d’un document romain ou d’un sujet sensible : sept minutes pour l’improviser et une minute pour le mettre en ligne… Avoir un « scoop », faire le « buzz » sont les nouvelles exigences des médias, mais ils proposent ainsi une information très superficielle et – ce qui est pire – à long terme, ils rendent impossible toute réflexion sérieuse et profonde. Les lecteurs, les auditeurs, les spectateurs s’inquiètent, s’angoissent… Cette anxiété conditionne la réception de l’information. La Fraternité a trop souffert de cette tendance malsaine et – en dernière analyse – mondaine, que nous devons tous essayer de corriger d’urgence. Moins nous serons connectés à l’Internet, plus nous retrouverons la sérénité de l’esprit et du jugement. Moins nous aurons d’écrans, plus nous serons à même d’effectuer une appréciation objective des faits réels et de leur portée exacte.
S’agissant de nos relations avec Rome, quels sont les faits réels ?
Depuis les discussions doctrinales avec les théologiens romains, on peut dire que nous avons devant nous deux sources de communication, deux types de relations qui s’établissent sur des plans qu’il faut bien distinguer :
-
une source publique, officielle, claire, qui nous impose toujours des déclarations avec – substantiellement – les mêmes contenus doctrinaux ;
-
l’autre qui émane de tel ou tel autre membre de la Curie, avec des échanges privés intéressants contenant des éléments nouveaux sur la valeur relative du Concile, sur tel ou tel autre point de doctrine… Ce sont des discussions inédites et intéressantes qui sont à poursuivre certainement, mais qui n’en demeurent pas moins des discussions informelles, officieuses, privées, alors que sur le plan officiel – malgré une certaine évolution du langage – les mêmes exigences sont toujours rappelées.
Certes nous prenons bonne note de ce qui est dit en privé de façon positive, mais là ce n’est pas véritablement Rome qui parle, ce sont des Nicodème bienveillants et timides, et ils ne sont pas la hiérarchie officielle. Il faut donc s’en tenir strictement aux documents officiels, et expliquer pourquoi nous ne pouvons pas les accepter.
Les derniers documents officiels – par exemple, la lettre du cardinal Müller de juin 2017 – manifestent toujours la même exigence : le Concile doit être accepté préalablement, et après il sera possible de continuer à discuter sur ce qui n’est pas clair pour la Fraternité ; ce faisant, on réduit nos objections à une difficulté subjective de lecture et de compréhension, et on nous promet de l’aide pour bien comprendre ce que le Concile voulait vraiment dire. Les autorités romaines font de cette acceptation préalable une question de foi et de principe ; elles le disent explicitement. Leurs exigences aujourd’hui sont les mêmes qu’il y a trente ans. Le concile Vatican II doit être accepté dans la continuité de la tradition ecclésiale, comme une partie à intégrer dans cette tradition. On nous concède qu’il peut y avoir des réserves de la part de la Fraternité qui méritent des explications, mais en aucun cas un refus des enseignements du Concile en tant que tels : c’est du Magistère purement et simplement !
Or le problème est là, toujours au même endroit, et nous ne pouvons pas le déplacer ailleurs : quelle est l’autorité dogmatique d’un Concile qui s’est voulu pastoral ? Quelle est la valeur de ces principes nouveaux enseignés par le Concile, qui ont été appliqués de manière systématique, cohérente et en parfaite continuité avec ce qui avait été enseigné par la hiérarchie qui fut responsable à la fois du Concile et du post-Concile ? Ce Concile réel, c’est le Concile de la liberté religieuse, de la collégialité, de l’œcuménisme, de la « tradition vivante »…, et il n’est malheureusement pas le résultat d’une mauvaise interprétation. Preuve en est que ce Concile réel n’a jamais été rectifié ni corrigé par l’autorité compétente. Il véhicule un esprit, une doctrine, une façon de concevoir l’Eglise qui sont un obstacle à la sanctification des âmes, et dont les résultats dramatiques sont sous les yeux de tous les hommes intellectuellement honnêtes, de tous les gens de bonne volonté. Ce Concile réel, qui correspond à la fois à une doctrine enseignée et à une pratique vécue, imposée au « Peuple de Dieu », nous nous refusons à l’accepter comme un concile semblable aux autres. C’est pourquoi nous en discutons l’autorité, mais toujours dans un esprit de charité, car nous ne voulons pas autre chose que le bien de l’Eglise et le salut des âmes. Notre discussion n’est pas une simple joute théologique et, de fait, elle porte sur des sujets qui ne sont pas « discutables » : c’est la vie de l’Eglise qui est ici en jeu, indiscutablement. Et c’est sur cela que Dieu nous jugera. Voilà donc dans quelle perspective nous nous en tenons aux textes officiels de Rome, avec respect mais aussi avec réalisme ; il ne s’agit pas d’être de droite ou de gauche, dur ou laxiste : il s’agit simplement d’être réaliste.