Avocat spécialisé en droit des affaires, intervenant régulièrement dans le débat public, Geoffroy de Vries a créé en 2013 l’Institut Famille & République, fort d’une centaine de professionnels, au service du droit des personnes et de la famille. Il présente aujourd’hui aux lecteurs du Salon Beige l’ouvrage essentiel qu’il vient de publier aux éditions de l’Archipel : « Le Hold-up des mots ».
« Au commencement était le verbe, et le verbe était auprès de Dieu, et le verbe était Dieu » Cette citation tirée de l’Évangile de Saint Jean aurait pu (dû ?) être l’introduction de votre ouvrage. Elle en est la conclusion. Pourtant , c’est bien là l’essence de votre travail et de votre livre ?
Effectivement, je conclus en rappelant qu’ « au commencement était le verbe » et j’aurais pu débuter avec cette même citation. En réalité, le début et la fin d’un discours ou d’un essai sont souvent liés. Ce qui importe, c’est le message ou le fil rouge. J’ai souhaité dénoncer la dénaturation du langage propre à notre société qui ne sait plus trop distinguer l’homme de la femme, le père de la mère, l’homme de l’animal, la République de la France, l’égalité de l’égalitarisme…
Vous reconnaissez-vous comme un héritier de George Orwell et d’Aldous Huxley dans ce monde devenu fou, dirigé par un pantin et où les mots n’ont plus aucun sens, comme pour mieux nous aliéner ?
George Orwell, avec son essai Politics and the English language et surtout son roman 1984, et Aldous Huxley, avec Le meilleur des mondes, sont davantage des précurseurs que je ne suis leur héritier. Ils ont eu alors cette capacité et cette intelligence d’imaginer le monde de demain, qui se révèle aujourd’hui.
Dans son essai Politics and the English language, moins connu que 1984, notamment parce qu’il n’est pas traduit en Français, George Orwell explique que « penser clairement est un premier pas vers la régénération politique ». Il y dénonce l’utilisation de mots dénués de sens, les slogans qui tendent à imposer des idées fausses par la simple répétition, le jargon pseudo-scientifique qui tend à donner un air de neutralité à des arguments en réalité idéologiques, ou encore l’utilisation d’expressions toutes faites imprégnant l’esprit du public : « Elles construiront des phrases pour vous – elles penseront même à votre place, dans une certaine mesure – et au besoin elles vous rendront un grand service en dissimulant partiellement, y compris à vous-même, ce que vous voulez dire. C’est ici qu’apparaît clairement le lien qui existe entre la politique et l’avilissement de la langue. » On en a vu les effets avec notamment le « mariage pour tous » et la « PMA pour tous » !
D’autres auteurs ont aussi traité de la subversion des mots. Ainsi, Vaclav Havel, dans son essai politique Le Pouvoir des sans-pouvoirs, revendique la nécessité de « vivre dans la vérité », et dans la pièce de théâtre Memorandum, il parodie la bureaucratie communiste des pays de l’Est en mettant en exergue l’aliénation du langage, avec l’apparition d’une langue incompréhensible, artificiellement construite, le « ptydepe », qui sert à donner des ordres et à rédiger des mémorandums que personne ne comprend. Le père polonais Joseph Tischner, aumônier du syndicat Solidarnosc, dénonce également l’aliénation du langage dans Éthique de la solidarité, texte qui se présente comme un lexique. Bien avant, Lewis Caroll, dans son roman De l’autre côté du miroir, qui est la suite d’Alice au pays des merveilles, traite aussi du pouvoir des mots.
Ces auteurs exposent, de différentes manières, que celui qui a le pouvoir, ce n’est pas celui qui dit les mots, mais celui qui dit ce que les mots veulent dire.
Récemment, lors d’une réception à l’Élysée le dimanche 26 janvier 2020 pour les trente ans de la Convention internationale des droits de l’enfant, Emmanuel Macron affirmait à l’un de ses interlocuteurs : « Votre problème, c’est que vous croyez qu’un père est forcément un mâle » !
Sans s’attarder sur l’emploi du mot « mâle » – qui n’est cependant pas un hasard …-, Emmanuel Macron considère qu’un père n’est pas forcément un homme ; c’est donc qu’il peut être une femme.
Cette tendance à rejeter le réel en dénaturant le langage pour imposer de nouvelles idées n’est certes pas nouvelle. Mais elle s’amplifie de nos jours.
Quels sont les vrais enjeux, plus ou moins cachés d’ailleurs, de cette gigantesque bataille sémantique orchestrée par des élites toujours plus hors sol ?
Nous vivons aujourd’hui une crise de la civilisation occidentale, à la fois politique, économique et sociale, culturelle et anthropologique, pour ne pas dire spirituelle. Ses causes sont multiples et diverses. Il existe cependant une cause première : le rejet de la vérité ou la « crise de la vérité ».
Aujourd’hui, la vérité fait peur ; nous ne la recherchons plus. Pire, nous la rejetons. Parfois en nous mentant à nous même. Car le mensonge flatte où la vérité oblige, le mensonge rassure alors que la vérité dérange ! Ce rejet la vérité apparaît en premier lieu dans le langage qui est détourné. Les mots sont pervertis.
Quand la réalité ne convient pas, il y a trois réactions possibles : l’accepter, tel un stoïque, tenter de la changer, à supposer que cela soit possible, et changer la perception que nous avons de cette réalité afin, si possible, de parvenir à changer cette réalité même. Dénaturer le langage revient à tenter de changer la perception de la réalité et d’une certaine manière la réalité elle-même.
Un exemple. L’idéologie du genre nie les différences, biologiques ou physiques, entre l’homme et la femme, pour faire émerger un être libre de choisir son genre voire son sexe. Etant donné qu’il est difficile de supprimer cette réalité biologique qu’est la différence sexuelle, il est mis en avant le concept de genre (masculin et féminin) pour relativiser cette différence sexuelle puis le sens des mots est modifié ?
Lorsqu’Agnès Buzin, alors ministre de la santé, déclare sur LCP le 24 septembre 2019 qu’un père « peut être une femme » ou une « grand-mère », quand le Président de la République Emmanuel Macron déclare qu’un père n’est pas forcément un homme et donc qu’il peut être une femme, n’est pas un changement de la signification du mot « père », qui a pourtant toujours été le géniteur masculin d’un être humain ? Allons au bout de la logique : si un père peut être une femme, et inversement, si une mère peut être un homme, comment alors justifier qu’un enfant doit pouvoir avoir une mère et un père ou que l’homme et la femme sont différents ?
Poursuivons… Que signifie le mot « animal » quand on remet ainsi en cause la frontière entre l’homme et l’animal, en autorisant, avec la loi Bioéthique de 2021, la création d’embryons chimères animal-homme ?
Que penser du mot « égalité » quand il sert à justifier toujours plus de droits, parfois au profit des minorités sexuelles ou autres ? Du mot « dignité » quand il est utilisé pour faire valoir l’euthanasie ou le suicide assisté ? Quel sens donner au mot « République », tellement rabâché, mis à toutes les sauces, devenant le substantif des politiques en mal d’arguments ? Si les dirigeants politiques osaient parler davantage de la « France » plutôt que de la « République », n’aurions-nous pas plus de facilité à comprendre ce que nous sommes et ce qui nous unit profondément ?
Si le mot « conservateur » ne renvoyait pas à la notion de « rétrograde, hostile au progrès » mais à l’idée de conservation de certaines valeurs ou habitudes, comme en matière d’éducation des enfants ou d’écologie par exemple, le débat public n’en serait-il pas changé ?
Changer le sens des mots influe à terme sur notre manière de penser et ensuite sur nos actions … La sagesse nous enseigne d’ailleurs que nos pensées deviennent nos mots, nos mots deviennent nos actions, nos actions deviennent nos habitudes, nos habitudes forment notre caractère et notre caractère devient notre destin.
Mon essai, Le hold-up des mots, a ainsi pour objectif de redonner du sens aux mots. Pas à tous les mots, bien évidemment – il ne s’agit pas d’un dictionnaire –, mais à certains couramment utilisés dans le langage politique et culturel. Face à la confusion savamment entretenue par ceux qui ont intérêt à ne pas débattre sur les sujets de fond et le sens des mots, il importe d’être bien conscient des enjeux inhérents à l’utilisation politique de la sémantique. Pour rebâtir une pensée intelligente et des idées en adéquation avec la réalité, pour redevenir « maître » des mots et ainsi de soi-même, il faut redéfinir les mots, retrouver leur sens.
Comment selon-vous pourra-t-on sortir de ce piège sémantique et reprendre pieds avec le principe de réalité en reprenant possession du vrai sens des mots ?
Il est nécessaire à mon sens d’abord de prendre conscience de ce « hold-up » des mots. Il faut ensuite redécouvrir le sens profond des mots qu’on utilise pour mieux comprendre les pensées, mieux apprécier les idées, mieux convaincre et peut-être ne plus se laisser manipuler.
Est-ce suffisant ? Hélas non ! Aussi puissants soient-ils, les mots ne seront jamais que des mots. Au cœur de la crise de notre système politique actuel, la crise des actes est infiniment plus dévastatrice que celle des paroles. Si gouverner, c’est communiquer, c’est aussi et avant tout agir. Mais, il faut bien commencer. Avec les mots. Comme vous le rappeliez, au commencement était le verbe…
L’élection de 2022 pourrait-elle se jouer sur cette bataille des mots ?
Cette bataille des mots existe déjà et on constate l’apparition de nouveaux termes tels que racialité, woke, intersectionnalité, … La bataille des idées et des programmes est aussi une bataille des mots car les mots véhiculent les pensées. Il faudrait ainsi découvrir la réelle pensée des candidats en analysant les mots qu’ils utilisent, sans naïveté aucune.
L’empereur romain Marc Aurèle (121-180 après J.-C) en était déjà bien conscient et relevait, dans ses Pensées pour moi-même : « Il faut, mot pour mot, se rendre compte de ce que l’on dit et, en toute action, de ce qui en résulte ; dans ce dernier cas, voir directement à quel but notre action se rapporte ; et, dans le premier cas, veiller à ce que les mots signifient. »
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