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France : Société

Père Emmanuel-Marie : il y a eu une forme de panique et de surprotection

Père Emmanuel-Marie : il y a eu une forme de panique et de surprotection

Eugénie Bastié a interrogé le père abbé de l’abbaye de Lagrasse et l’écrivain agnostique Pascal Bruckner. Extraits :

Père Emmanuel-Marie : Notre société de l’efficience a honte de constater son impuissance face à la mort. On la cache, on l’occulte comme un scandale. Beaucoup sont morts seuls à l’hôpital. Pourtant, la mort appartient à la vie comme son acte ultime. Un acte très personnel, mais aussi social. Bernanos ose affirmer dans une perspective chrétienne qu’on meurt pour les autres. Il est terrible de mourir sans les autres. En privant les hommes de leur mort naturelle, on nie la dignité de leur vie. Pour l’Église, le respect de la vie nous commande de ne pas abandonner la mort à la seule technique.

P. B. – La stratégie sanitaire de la France a été de sacrifier des milliards pour des personnes dont la valeur matérielle diminue, mais dont le coût est énorme. Certains ont avancé un argument utilitariste : on sacrifie les vivants aux quasi-mourants, puisque la mort dans les Ehpad aurait eu lieu de toute façon à brève échéance. Ce n’est pas digne des valeurs que nous affichons dans nos sociétés. La mort en tant que culture s’est évaporée de nos sociétés : on parle de « disparus » , on ne porte plus le deuil. Tolstoï dans La Sonate à Kreuzer notait un phénomène appelé à s’amplifier : la pornographie de la mort. Aujourd’hui la mort est la vraie pornographie, ce n’est plus la sexualité. On la recouvre d’un voile de pudeur. Mais celle-ci se rappelle toujours à nous.

La suspension des rites mortuaires constitue-t-elle selon vous un précédent grave et inédit ?

E.-M. LE F. – Nous avons refusé de regarder la mort en face. Je crois pourtant qu’il est sain d’avoir peur de la mort. Le Christ lui-même a tremblé devant sa passion. Une société est d’autant plus civilisée qu’elle arrive à transfigurer la mort, à en faire un rite. Un rite qui n’a rien de magique, mais qui est une forme d’accompagnement personnel, une main serrée, un regard, mais aussi un acte religieux et sacré, une porte vers l’éternité. Je pense que la suspension des rites funéraires laissera les traces d’un traumatisme collectif et de nombreuses blessures chez ceux qui n’ont pu accompagner leurs proches. Comme prêtre j’ai reçu des témoignages de personnes affirmant que leurs proches n’étaient pas morts physiologiquement du Covid mais du chagrin d’être abandonnés.

P. B. – Si on regarde l’histoire de l’Europe, dans toutes les grandes épidémies, les morts ont été assez maltraités, notamment lors de la Grande Peste de 1348, lorsque les cadavres pourrissaient en plein air faute de fossoyeurs. Cet état n’est ni inédit ni irréversible. Deux images cependant m’ont marqué : les camions frigorifiques devant les hôpitaux à New York où les morts s’entassaient faute de place dans les morgues, et le surmenage des crématoriums du Père Lachaise qui travaillaient 24 heures sur 24. Quand la surproduction des cadavres surpasse notre capacité à les accueillir, nous paniquons.

A-t-on été trop loin ?

E.-M. LE F. – Oui, reconnaissons qu’il y a eu une forme de panique et de surprotection. Jusqu’au 24 mars, il y avait interdiction de voir le visage des défunts. Comme prêtres, nous avons beaucoup souffert de ne pas pouvoir nous rendre dans les Ehpad parce que des directeurs voulaient se protéger d’un risque juridique, alors que des journalistes pouvaient entrer. Je crois qu’il y a eu quelque chose de démesuré dans la transformation des Ehpad en univers carcéral. L’État a du mal à penser la mort au-delà de son aspect statistique. Cela supposerait une dimension métaphysique dont il est privé. Il renvoie la mort à la subjectivité des croyants, à leur vie privée. Il est plus important d’accompagner un proche mourant que de sortir son chien. Or il n’y avait rien prévu en ce sens sur la fameuse attestation.

P. B. – Pendant la Grande Peste, nous disent les historiens, ce sont les poltrons qui ont survécu, isolés à la campagne. Quand le gouvernement a réalisé que la vague massive des malades allait submerger les services hospitaliers, il a pris des mesures drastiques. Le confinement a occulté les grands rituels religieux, Pâques pour les chrétiens, Pessah pour les juifs, le Ramadan pour les musulmans, il a aussi limité la liberté de chacun. La peur était-elle arbitraire ou justifiée ? J’aurais du mal à arbitrer entre l’obligation sanitaire et l’excès de précaution.

E.-M. LE F. – Comme l’a dit Mgr de Moulins-Beaufort, nous risquons toujours de préférer la sécurité à la liberté. Le rôle de l’État, c’est de promouvoir la liberté et la responsabilité des citoyens. La liberté suppose de prendre des risques. Pendant les grandes épidémies, de nombreux prêtres ont servi et sont morts. Il faut que l’État nous laisse prendre des risques mesurés et réfléchis. On aurait dû nous laisser accomplir le geste d’Antigone. […]

L’archevêque de Paris a eu des paroles fortes, en tant que prêtre et médecin. Mais, oui, sans doute n’avons-nous pas été assez forts. Nous avons été trop timides pour proclamer que seule la foi permet de vaincre la mort. Peut-être avons-nous eu peur d’affirmer clairement que l’abandon des malades était une maladie plus grave que le virus lui-même. […]

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