Du RP Augustin-Marie Aubry de la Fraternité Saint Vincent Ferrier :
"Grammaire & barbarie
Petit conte philosophique pour lendemain de massacre
Le bon vieillard, assis, contemplait sans frémir la terre désolée. Sublimant le chaos qui s’offrait à ses yeux, une curieuse image envahit son esprit. Il voyait le visage, sévère et calme, de son professeur de grammaire. Cherchant à reprendre le cours des pensées défilant en lui, il était amusé, puis irrité, et enfin franchement décontenancé, de retrouver sans cesse le maître au regard fier, le menton haut, le sourire sardonique. Par quelle magie de conscience, la vision cruelle de la réalité – une ville en ruine, encore fumante, des enfants en pleurs courant après leurs mères aux cheveux ébouriffés – s’était-elle attachée à ce recoin de mémoire ?
L’homme chercha le secret du mystère en ouvrant toutes grandes les portes de son histoire intérieure. Il se revit en culotte courte, perché sur un large banc sombre et taché d’encre violette. Il revit le tableau noir et les belles lettres tracées par le maître faisant la leçon. Il revit ses camarades à ses côtés, la tête aimantée par le tableau. D’autres éléments furent aussi convoqués pour reconstituer l’univers de la classe : l’estrade et le bureau, la baguette et le globe, sans oublier le coin maudit.
Ayant repassé toutes ces choses en son esprit, la lumière se fit et le sage comprit. Au dedans de lui, le maître fait la classe aux enfants attentifs. Il enseigne les règles de la langue maternelle : tous les marmots la parlent déjà, mais autre chose est d’en bien user. La plus grande joie de l’enfant est de voir le tendre sourire de sa mère, quand il lui récite par cœur et sans achopper les plus célèbres vers du poète national. Son plus grand désir est de pouvoir un jour s’exprimer avec autant d’aplomb et d’à-propos que son père, lorsque celui-ci devise sur le parvis de l’église ou à la barrière du voisin. Quelle allure, quelle prestance chez cet homme, son père, dont la parole n’est jamais dite sans être écoutée !
Au dehors, sous ses yeux, faim, froid, misère et maladie s’associent, s’entendent pour faire cortège aux barbares qui ont dévasté la petite cité. Le désordre règne et dicte désormais sa conduite à ce petit peuple privé de ses hommes. Ces derniers ne sont d’ailleurs pas bien loin : le seul vestige d’ordre que la horde a laissé est le monceau de cadavres dénudés des hommes du village, régulièrement alignés, les uns sur les autres, bras et jambes sans vie formant un maillage inutile de l’ensemble.
Alors, le vieillard se leva, fit quelques pas en direction du charnier, et dit à haute voix vers le ciel : « J’ai compris, Seigneur. Ils ne parlaient pas notre langue. »