Dans Valeurs Actuelles, le père Danziec analyse la peur de l’homme d’aujourd’hui, sans transcendance et livré à ses seules considérations terrestres :
Il y a le premier mot formulé par un enfant, celui dont les parents se souviennent. Et il y a les dernières volontés des parents, l’enveloppe testamentaire qui marque à jamais la mémoire des enfants. Saint-Exupéry n’a pas eu de descendance mais sa dernière lettre, rédigée la veille de sa mort accidentelle, s’adresse aux enfants de la modernité. Et aujourd’hui encore, elle impressionne par son actualité. Dans ces ultimes lignes qui datent de juillet 1944, l’aviateur-écrivain se dévoile comme jamais dans le rôle d’un lanceur d’alerte pour âmes en détresse. Il prend soin de prévenir. De diagnostiquer. Et d’offrir des solutions. Pour lui, « il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes des inquiétudes spirituelles ». Son remède ? « Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à un chant grégorien ». Le seul problème de par le monde trouverait donc sa racine dans les motifs de nos peurs. Dis-moi quelles sont tes inquiétudes et je te dirai qui tu es.
Pour l’auteur du Petit Prince, l’avènement de la technique a en effet transformé l’homme en un “fonctionnaire universel” dénué de toute transcendance. Les inquiétudes humaines ont désormais changé de nature. Finie depuis longtemps la possibilité d’une mauvaise récolte qui se traduirait ensuite en famine. Dans nos sociétés occidentales, la crainte de la faim, de la soif ou du froid, si coutumière chez nos anciens, a quasi disparu. L’homme postmoderne, étourdi par les progrès de la révolution numérique, se croit dorénavant tout-puissant. La guerre et les épidémies appartiennent à un monde ancien, plus proche de celui de Pharaon et des plaies d’Egypte que celui d’Instagram et d’Uber Eats.
Pourtant, il n’y a pas si longtemps encore, la respiration économique du pays reposait fondamentalement sur la vie paysanne de petits propriétaires agricoles. Cet univers rural, au quotidien âpre parfois et à la vie rude souvent, n’était pas, malgré cela, un grand consommateur d’anxiolytique. Les fêtes religieuses et les réjouissances villageoises avaient leurs vertus propres sans rien enlever aux difficultés inhérentes du quotidien. C’est que le travail du sol offre à lui seul des leçons de philosophie sur l’existence. Il rappelle incessamment à celui qui bèche la nécessité impérieuse de son labeur. Il lui redit aussi sa dépendance absolue quant à la nature qui impose son rythme et qu’il lui faut respecter. La crainte du gel ou de la maladie faisait partie de la vie. La foi en Dieu permettait de transfigurer ses inquiétudes et par-là éviter d’être submergée par elles en prenant de la hauteur spirituelle. A l’inverse, l’univers matérialiste athée, s’appuyant sur les avancées technologiques pour assouvir ses appétits, se prête à rêver au risque zéro ou à croire possible la maîtrise totale de l’échec. Là où l’on savait autrefois appréhender les épreuves sur le temps long, la postmodernité se trouve tétanisée lorsqu’elle peine à trouver une solution immédiate à un problème.
La décision de mettre en quarantaine des zones géographiques entières suscitent l’incompréhension dans notre monde horizontal qui se croyait jusqu’alors invulnérable. Libération s’alarme ainsi dans un article du « retour de mesures médiévales et barbares » soupçonnées d’inefficacité. Saint-Exupéry avait bien raison, nos inquiétudes disent qui nous sommes. Dans un monde sans Dieu et sans guerre, l’homme s’inquiète davantage de ses paris sportifs ou de son prochain lieu de vacances que de la préservation de son identité garante d’un certain bien commun ou des dérives d’internet qui abiment l’innocence des plus jeunes. A l’heure d’une menace de pandémie, son inquiétude devient plus redoutablement égoïste, gouvernée par la suspicion et un terrifiant “sauve qui peut”. Métro à demi vides, rues désertes, supermarchés dévalisés : le vent de panique est palpable là où le virus sévit. Et ce jusqu’aux portes des églises que deux diocèses ont pris la décision de fermer comme s’il était encore besoin que soit manifesté au grand jour ce manque de foi dont les catholiques observants subissent les conséquences depuis 50 ans… Ainsi a-t-on vu l’évêque de Beauvais annoncer sur sa page Facebook (sans doute sans même voir le ridicule de la situation) que, par précaution, la conférence “Guérison miraculeuse, est-ce possible ? ” prévue à Creil de longue date était reportée.
Euripide dans sa tragédie Les Héraclides affirme que l’honneur « passe avant la vie dans l’opinion des hommes de cœur ». Encore faut-il y être éduqué pour affronter la mort qui, coronavirus ou pas, nous attend tous. Certains trouveront anecdotique que la France se prépare à entrer dans la phase 3 du stade épidémique tandis que la maladie gagne du terrain, avec neuf morts sur le territoire français et près de 577 cas positifs confirmés. Cependant, au-delà de l’urgence sanitaire dont les contours bien évidemment échappent au grand nombre, on est en droit de s’interroger sur la façon de gérer nos peurs. Bernanos parlait en son temps de la grande peur des bien-pensants. Bienvenue dans la grande peur des bien-vivants. Privé de spiritualité, ignorant sa nature dépendante, que peut attendre l’homme d’une société hédoniste et insouciante qui non seulement ne sait pas à quel saint se vouer, mais qui, surtout, depuis longtemps ne croit plus en leur existence et à la force de la prière ? Le christianisme ne se propose pas de sortir de la peur ni de l’éradiquer. Il cherche plus modestement à la purifier et à la transfigurer. A l’image du Christ en croix.