A Monsieur Grégory Solari qui fait aux catholiques de tradition un procès en communion.
Cher Monsieur,
Votre tribune dans La Croix du 3 octobre me paraît bien acrimonieuse et considérablement à charge. Vous regrettez que le motu proprio Traditionis custodes ait été insuffisamment bien reçu et vous accusez en somme le monde traditionnel de manquer à la communion en raison même du droit que leur offre l’Église d’user des livres liturgiques antérieurs à la réforme initiée par Vatican II. En un sens vous voudriez que nous démontrions notre sens de la communion par l’abandon de nos usages liturgiques.
Il est vrai pourtant de dire que nous avons mal reçu ce texte et il me semble que chacun peut l’entendre. Certaines décisions de l’autorité dans l’Église sont parfois rudes à accepter ; elles sont cependant le plus souvent, presque toujours, légitimes et bonnes au fond et il faut alors tordre nos volontés et obéir. Mais il est vrai aussi que sur la question liturgique nous estimons depuis plus de cinquante ans inacceptables les demandes d’abandon de l’héritage et du patrimoine familial. Ces demandes pourtant exprimées par les personnes revêtues de l’autorité seraient un abus grave, illégitime et dont le premier lésé serait Dieu lui-même, privé de la perfection de la prière que son Fils lui adresse par les soins de l’Église. Paul VI, Jean-Paul II et Benoît XVI ont tous, miraculeusement, permis à différents degrés d’action ou d’inaction, de ne jamais en arriver à l’impensable. Même le pape François, glorieusement régnant, a maintenu quelques tolérances.
Abus grave car la liturgie n’est pas un matériau pastoral que l’on modèle à loisir. Elle exprime la foi, elle loue Dieu et nous rend aimables les mystères (mais vous le savez parfaitement). Et parce qu’elle fait tout cela, elle est aussi facteur de communion surnaturelle non sans respecter tous les rits catholiques. On nous a traités de fous pendant cinquante ans quand nous estimions possible qu’un changement de lex orandi (la liturgie) n’entraîne un changement de lex credendi (la foi). On nous a expliqué doctement que cette réforme totale et absolument inédite dans toute l’histoire de la sainte Église était une simple nécessité pastorale pour « parler aux hommes de ce temps », qu’elle n’avait rien à voir avec la foi. Aujourd’hui, par un raisonnement en miroir qui valide malheureusement nos craintes, vous estimez que la lex orandi qui nous fait vivre et qui est celle de tous les siècles passés, conduit à une lex credendi déviante qui corrode la communion. Ce faisant vous convenez donc qu’il y a un sujet de fond, grave, essentiel que recouvre cette question liturgique. Mais vous ne nous expliquez pas comment la prière qui a été celle de l’Église pendant tous ces siècles pourrait être depuis cinquante ans facteur d’hérésie. Vous le décrétez mais vous ne le démontrez pas. Il serait d’ailleurs intéressant de creuser davantage les questions d’ecclésiologie et de communion qui sont au cœur de votre article car à vous lire il me semble que vous parlez en réalité essentiellement de pastorale et de communauté ; sujets non négligeables mais qui n’ont pas la même portée.
Vous introduisez dans un paragraphe l’idée d’une lex vivendi qui aurait le « primat dans la constitution de la prière formalisée (lex orandi) et de la doctrine définie (lex credendi) ». Cette expression de lex vivendi (que j’ignorais jusqu’alors) me semble très juste en ce qui concerne la crise liturgique, elle caractérise parfaitement le surgissement du moi, Moi, MOI comme Alpha et Omega de la nouvelle liturgie alors que la liturgie a définitivement et fondamentalement pour objet Dieu, Dieu, Dieu. Et c’est parce que la liturgie a Dieu pour objet qu’elle aura son plein effet pastoral. C’est ce que votre ami le père Cassingena-Trévedy reconnaissait implicitement dans le beau Te Igitur que vous avez publié (éditions toujours très belles et soignées soit dit en passant) lorsqu’il parlait des deux missels comme possédant « deux éthos célébratoires, le « mystérique » et le « social » ».
Sans vergogne aucune vous nous accusez d’avoir peur de la vie, nous qui sommes (pas seuls, mais toujours) de tous les combats pour la vie depuis De Gaulle et son ouverture à la contraception (il faut rendre à César), nous qui offrons le visage de familles nombreuses et joyeuses ! Allons cher ami ! En revanche oui, nous assumons totalement « l’appropriation des traces laissées par les générations passées » ; ces traces me semblent être ce que l’Église nomme piété filiale et cette nostalgie est en réalité désir du Ciel car le Royaume n’est décidément pas de ce monde fait de QR-Codes, de gestation pour autrui et de ronds-points de supermarchés. Permettez-moi de citer Thibon dans paysages du Vivarais :
« Je n’ai aucun goût pour les exhumations, et si je me penche avec angoisse sur cette rupture brutale avec une tradition millénaire, mon souci ne vise pas à ressusciter les morts, mais à préserver les vivants. Ce n’est pas sur le passé que je pleure, c’est pour l’avenir que je tremble, et je m’incline sur ce qui n’est plus de tout le poids de mon amour pour ce qui n’est pas encore. »
Nous ne « reconstruisons » rien, nous n’avons pas cette manie créatrice bien prétentieuse de notre époque amnésique, nous nous abreuvons à la source liturgique qui coule profuse depuis les temps apostoliques et qui, pour le missel, est effectivement celui codifié par saint Pie V. Mais vous savez bien que la question de la liturgie ne se résume pas au missel, pas plus que l’homme ne se résume à son cœur, ni l’avion à son hélice.
Vous nous reprochez de « générer une distance pour exister », vous n’êtes pas le premier. On nous reproche depuis cinquante ans de « générer une distance », nous qui avons été si souvent repoussés à la gaffe et rejetés à présent au-delà des périphéries. Nous ne demandons pourtant qu’à baiser l’anneau de nos évêques, processionner pour la Fête-Dieu dans les villes et les villages avec tous nos frères baptisés. Et d’ailleurs, en bien des lieux encore aujourd’hui, les rapports sont plus que cordiaux, amicaux, profondément fraternels, réellement charitables, ce qui n’exclut évidemment pas des différences et des désaccords, quelques disputes même parfois ; comme dans les familles, comme dans la vie. Dans le même paragraphe, vous nous accusez de nous réfugier derrière le monoritualisme que concède maternellement l’Église aux communautés traditionnelles ; mais ne militez-vous pas vous-même pour un monoritualisme opposé, iconoclaste, qui a fait table rase et occupe tout l’espace ? Ce n’est cependant pas totalement un monoritualisme car il est vrai que la liturgie réformée est plastique et que par bien des aspects elle n’est plus tout à fait un rit (ce « flou descriptif » dont parlait monseigneur Aillet).
Alors qu’approche la fin de votre tribune savante mais un peu rabique aussi (mais que vous a donc fait la Fraternité Saint-Pierre ? En vrai ?) vous tenez à préciser votre pensée : « le passéisme visé par le pape François (…) s’apparente à une forme d’hérésie ». Nous savons bien que certains qui vous sont proches œuvrent résolument pour parvenir à cette extrémité de l’excommunication pour hérésie. Ce serait tellement pratique. Nous ne sommes pas dupes et nous les connaissons un peu ces pyromanes, ils ne sont pas bien éloignés de nos milieux (en tous cas ils ne l’ont pas toujours été) et nous avons souvent fait un bout de chemin ensemble. Peut-être, avec la grâce de Dieu, pourrions-nous d’ailleurs à nouveau nous entendre. Le procès en superficialité que vous nous faites est bien emblématique de cette charité à géométrie variable pratiquée d’ailleurs un peu partout. Pas de liberté pour les ennemis de la liberté disaient les Révolutionnaires qui ont façonné ce monde avec lequel vous semblez vous accommoder (la phrase est de Saint-Just, ce qui ne l’a pas empêché de finir sur l’échafaud, ha ! ha ! ha !). A leur école vous semblez adapter le slogan : pas de charité pour ceux que vous considérez comme handicapés de la charité. Cela me rappelle une anecdote vécue cet été dans un diocèse de France, de brave petites guides aînées demandent l’hospitalité pour la nuit à un curé : non, non leur est-il répondu, ce n’est pas possible car vous ne pratiquez pas la charité, vous être traditionalistes ! Dehors ! On croirait une histoire belge non ?
Vous employez à propos de « l’attraction qu’exerce le rite tridentin » l’adjectif « ambigüe », c’est précisément ce terme précieux qu’utilisait Louis Salleron au sujet de la nouvelle messe. Mais acceptez une précision cher Monsieur, ce n’est pas exactement le rite tridentin qui exerce une attraction, c’est plus profondément la grande tradition liturgique de l’Église qui exerce effectivement cette attraction, et comme pour l’attraction terrestre et l’attraction des grands corps célestes vous n’y pouvez rien du tout, nous n’y pouvons rien non plus ; car derrière cette attraction c’est le Bon Dieu que l’on trouve.
Et c’est bien toute la question liturgique.
Cyril Farret d’Astiès