Extraits d’une entretien donné par Marine Le Pen au JDD :
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Vous avez donc appris la mort de votre père alors que vous reveniez de votre déplacement à Mayotte. De nombreuses spéculations ont circulé à ce sujet. Pouvez-vous nous raconter comment vous avez réellement appris cette nouvelle ?
À Nairobi, dans l’avion, pendant une escale. Mon attaché de presse est venu me voir en disant qu’il y avait une rumeur sur la mort de mon père. Honnêtement, j’avais déjà vécu ça dix fois. Je rappelle que les journalistes l’avaient déjà annoncée à tort à de nombreuses reprises. Sur le moment, je n’y ai pas cru. Puis, par acquit de conscience, sachant qu’il avait une santé très fragile, j’ai appelé ma sœur pour savoir ce qu’il en était. Et c’est elle qui me l’a appris. J’ai appris la nouvelle à Nairobi, ce qui, finalement, me fait au moins un point commun – sans doute le seul – avec la reine d’Angleterre, qui avait appris la mort de son père au même endroit.
Un magazine a publié sur internet une photo de vous en larmes au moment où vous apprenez la mort de votre père. Comment jugez-vous cela ?
Je trouve ça immonde. Ce qui est impardonnable, ce n’est pas de commettre une erreur, mais de le faire délibérément. Et là, ce n’était pas une erreur. Lorsque Jordan [Bardella], profondément choqué par cette publication, a téléphoné à la rédaction, le directeur de ce journal semblait fier de son coup. Dieu merci, sa direction est finalement intervenue pour retirer cette photo. Mais cela me donne le sentiment qu’aujourd’hui, on vit dans un pays où tout semble permis. Pourtant, tout n’est pas permis.
Est-ce que vous avez le sentiment que, lorsqu’il s’agit de vous, tout semble permis ?
Pardon, mais enfin, certains journalistes ont osé photographier le fils de Romy Schneider sur son lit de mort… Et pourtant, elle ne faisait même pas de politique. Cela relève d’une question de morale, vous comprenez ? Ce n’est même pas une affaire de légalité ou de droit. C’est une question de décence, de respect, de valeurs fondamentales. C’est exactement la même chose que ces manifestations d’extrême gauche organisées après la mort de Jean-Marie Le Pen. C’est le symptôme d’un ensauvagement. Quand on ne respecte pas la vie, comme le font les délinquants, on ne respecte pas non plus la mort. Or, le respect de la vie va de pair avec celui de la mort. Ne plus respecter la mort, c’est s’éloigner de la civilisation telle que nos aïeux et les générations précédentes l’ont bâtie. Et c’est révélateur : ce manque de respect, on le retrouve toujours, curieusement, dans le même camp politique.
Votre père avait dit à propos de Chirac, après sa mort : « Même l’ennemi a droit au respect. » Ce droit, on le lui a dénié ?
Mon père était pétri de cette civilisation et de cette décence. Pour lui, cela allait de soi. Il disait aussi : « D’un mort, on ne dit rien ou on n’en dit que du bien. »
À l’exception de l’extrême gauche, le reste de la classe politique s’est globalement bien comporté. Cela vous a-t-il surprise ?
Honnêtement, je ne pensais pas qu’ils en étaient capables. Nous avons été tellement maltraités, soumis à un traitement de défaveur si systématique, que j’ai été agréablement surprise. D’ailleurs, il est important que ceux qui ont adopté ce comportement sachent que cela me touche, que cela touche ma famille, mais aussi tous nos électeurs. Les gens sont émus de voir qu’on peut, à un moment donné, reconnaître qu’il y a des adversaires politiques, mais que ce ne sont pas pour autant des ennemis qu’on peut déshumaniser. Considérer que des adversaires ne sont plus des êtres humains, c’est tout simplement inacceptable.
Et qu’avez-vous pensé de la réaction d’Emmanuel Macron ?
Je trouve cette déclaration aussi ambiguë que le personnage. Si c’était une pique, je peux vous assurer que le « jugement de l’histoire » sera bien plus sévère pour Emmanuel Macron que pour Jean-Marie Le Pen. Quoi qu’on pense de Jean-Marie Le Pen, même ses adversaires politiques reconnaissent qu’il a détecté, avec une persévérance héroïque pour l’époque, le problème de l’immigration et qu’il a permis à d’autres de défendre ces idées. L’histoire retiendra cela de lui. Et Emmanuel Macron ? L’histoire retiendra qu’il n’a rien vu et, surtout, rien fait.
Au-delà des polémiques, les archives de l’INA ont révélé un véritable corpus politique autour de Jean-Marie Le Pen. Pensez-vous que, pour les Français, ce sera cet aspect qui finira par dominer leur jugement ?
Sur de nombreux sujets, et pas seulement l’immigration, il a été un visionnaire. On parle souvent de l’immigration, mais il faut aussi évoquer la mondialisation, qu’on appelait encore « globalisation » à l’époque. L’un de ses premiers textes sur le sujet, que j’ai relu il y a quelques années, est d’une actualité stupéfiante. Il y expliquait que l’effondrement des frontières entraînerait une aggravation des flux migratoires, car la main-d’œuvre à bas coût deviendrait indispensable face à la concurrence des coûts de production entre pays. Il évoquait déjà la concurrence internationale déloyale et ses conséquences. Et tout cela, il l’avait analysé dès le début des années 1990.
Votre relation avec votre père est bien connue. La fin de sa vie a-t-elle marqué un moment d’apaisement entre vous ?
Marie-Caroline, Yann et moi avions pour mon père un amour infini, et je crois qu’il en avait un tout aussi immense pour nous. Dans une famille, il y a toujours des disputes, des trahisons, des réconciliations… C’est normal. Mais notre famille a été sous les projecteurs pendant 60 ans. Ça, à part les familles royales, ça n’existe pas. Nous, nous avons traversé six décennies avec tout ce que cela implique : mariages, divorces, disputes, retrouvailles… Cela peut donner l’impression d’une saga extraordinaire. Mais en réalité, nous sommes une famille normale. Une famille normale qui fait de la politique, ce qui multiplie forcément les occasions de s’engueuler. Pourtant, nous sommes aussi la preuve de ce qui fait la magie d’une famille. Malgré tout, nous nous sommes toujours aimés. Je sais qu’il a toujours été fier de nous. Et quand l’essentiel est en jeu – et pour nous, l’essentiel a été sa santé –, la famille se ressoude. Les différends s’effacent, les querelles s’oublient, et on se soutient. Parce que finalement, tout le reste n’a pas vraiment d’importance.
Est-ce pour cette raison que vous avez écrit ce tweet : « Un âge vénérable avait pris le guerrier mais nous avait rendu notre père. La mort est venue nous le reprendre » ?
En vieillissant, en quittant en quelque sorte la vie politique, on nous a rendu un père qu’on nous avait toujours pris. La politique nous a tout pris, elle nous a volé notre père. Il était bien plus un dirigeant politique qu’un père dans sa vie quotidienne. Mais avec l’âge, en quittant progressivement la scène politique, il s’est recentré sur ce qui était vraiment important. Et pour lui, quoi qu’on en dise, ce qui comptait, c’était sa femme et c’était nous. Le reste n’avait plus d’importance. L’âge nous a permis de retrouver et de profiter de notre père. (Silence) Et nous étions heureuses de cela.
Après son décès, certains soulignent que c’est vous qui avez, en quelque sorte, tourné la page en l’excluant du parti en 2015.
(Marine Le Pen interrompt.) Ce n’est pas aussi simple. C’est plus compliqué que cela. Mais il faudra qu’on en parle plus longuement, un jour.
Quel est, selon vous, le bilan de cette vie marquée par la provocation ?
C’est un peu injuste de le juger uniquement à l’aune de ces polémiques. Pourquoi ? Parce que la longévité politique, c’est toujours la même chose. Lui, c’est presque 80 ans de vie politique. Et sur 80 ans, sauf si vous êtes une sorte d’ectoplasme sarkozyste ou socialiste, il est inévitable d’avoir des sujets qui suscitent des polémiques. Ce qui est malheureux, c’est qu’il se soit enferré dans ces provocations. En réalité, son côté rebelle et provocateur a fini par prendre le dessus sur tout le reste.
Pourtant, il a confié à plusieurs personnes qu’il était conscient de commettre une erreur.
Le problème, c’est qu’il recommençait. Et c’est là où, moi, à un moment donné, j’ai dit stop. Parce que ce n’était plus possible. Vous ne pouvez pas donner de l’espoir à des gens, leur promettre un avenir meilleur, tout en leur imposant de vivre ce combat politique avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Prendre cette décision a été l’une des plus difficiles de ma vie. Et jusqu’à la fin de mon existence, je me poserai toujours la question : est-ce que j’aurais pu faire autrement ? C’est la grande interrogation qui m’habite. Est-ce que j’aurais pu éviter cela ?
Et est-ce que vous vous l’êtes pardonné ?
Non, je ne me le pardonnerai jamais. (Silence)
Pourquoi ?
Parce que c’était son parti, mais en même temps, ce n’était plus seulement à lui. C’est toute l’ambiguïté. C’était son bébé, il l’avait créé, façonné, construit. Mais il n’en était plus le seul propriétaire. Ce parti appartenait à l’avenir du pays, à tous ceux qui y croyaient. Il n’avait plus le droit de le mettre en danger par provocation, orgueil ou je ne sais quoi. Il n’en avait plus le droit. Et c’est moi qui ai décidé qu’il n’en avait plus le droit. Prendre cette décision a été terriblement difficile. Je ne l’ai pas prise pour moi, car mon confort personnel aurait été de partir du mouvement.
Aviez-vous déjà envisagé de partir ?
Oui, à de nombreuses reprises. J’ai dit plusieurs fois : « J’arrête, je pose ma démission, je quitte le bureau exécutif, je pars, je ne continue pas dans ces conditions. » Je ne voulais pas mener ce combat en permanence avec cette épée de Damoclès au-dessus de ma tête, à me demander ce qui allait encore nous tomber dessus. On avait déjà suffisamment de problèmes extérieurs, il n’était pas question qu’on en crée nous-mêmes. À chaque fois, il m’a rattrapée. Mais je ne me pardonnerai jamais cette décision, parce que je sais que cela lui a causé une immense douleur. Mais papa avait aussi un profond respect pour ceux qui prenaient des décisions.
C’est la première fois que vous l’appelez « papa » dans une interview. D’ordinaire, vous dites plutôt « Le Pen » ou « Jean-Marie Le Pen ».
Oui, mais c’est fini, ça. Il n’est plus dans mon esprit l’homme politique, c’est mon père. Depuis sa mort, je pense que Marie-Caroline, Yann et moi ne sommes pas les seuls à nous sentir un peu orphelins. Beaucoup de gens ressentent aussi cette perte, même ceux qui ne l’ont pas connu personnellement. C’était un personnage hors norme, extraordinaire, au sens littéral : hors de l’ordinaire. Tout dans son parcours était exceptionnel. Il a fait des choses dans sa vie qui témoignent de valeurs profondes, des valeurs qui ont parfois été abîmées ou invisibilisées par les polémiques. Mais ce sont des choses que l’on retrouve rarement dans le monde politique.
Pensez-vous qu’il faisait partie des derniers géants d’une génération d’hommes politiques d’un autre calibre ?
Je ne veux pas croire à cela, parce que ce serait admettre que les valeurs françaises ont disparu. Or, elles n’ont pas disparu, elles ne sont simplement plus mises en valeur, plus glorifiées. Mais elles existent encore : le courage, la droiture, l’honnêteté, la culture. Prenez un militant du RN qui habite à Drancy, dans un quartier islamisé, et qui milite malgré tout. Ce type-là a plus de courage que nous tous réunis. Quant à la culture classique, on ne peut pas reprocher aux générations suivantes de ne pas l’avoir, car on ne leur a pas transmis. Lui, même lorsque sa mémoire s’effaçait, pouvait encore réciter du Victor Hugo pendant vingt minutes. C’était profondément ancré en lui. Et c’est là qu’on voit la force de ce qui a été transmis : quand la mémoire disparaît, tout ce qui n’a pas été ancré s’efface.
Comment décririez-vous son rapport aux Français ?
Il était profondément attaché aux Français, affectivement. Je l’ai vu faire des choses très révélatrices. En 2000, je lui demande : « C’est quoi cette alliance que tu portes à gauche ? » Et il me répond : « C’est une vieille dame qui me l’a donnée. Je la garde jusqu’à la fin de la campagne, car c’était son seul trésor, et elle est venue me l’offrir. » Honnêtement, beaucoup de responsables politiques n’auraient rien ressenti face à cela. Il avait une immense affection pour les Français. Quand il parlait, au second tour de 2002, des petits, des sans-grade, de ceux qui ne peuvent pas se défendre, c’était ça, son combat. Il aimait les Français passionnément. Sinon, il n’aurait jamais supporté tout ce qu’il a dû endurer.