Synopsis du film sur les persécutions des chrétiens au Japon de Martin Scorsese, au cinéma le 8 février :
"XVIIème siècle, deux prêtres jésuites (Andrew Garfield et Adam Driver) se rendent au Japon pour retrouver leur mentor, le père Ferreira (Liam Neeson), disparu alors qu’il tentait de répandre les enseignements du catholicisme.
Au terme d’un dangereux voyage, ils découvrent un pays où le christianisme est décrété illégal et ses fidèles persécutés. Ils devront mener dans la clandestinité cette quête périlleuse qui confrontera leur foi aux pires épreuves."
Plusieurs critiques estiment que ce film est un plaidoyer pour l'apostasie (voir ici). Ce film, de grande facture sur le plan cinématographique, distribué par Saje, soulève de très nombreuses questions. Le père Pascal Ide, de l'Emmanuel et par ailleurs critique de cinéma, commente :
"La thématique du silence de Dieu fait aujourd’hui partie d’une vulgate véhiculée par certains courants théologiques. L’origine plus lointaine est la théologie de la mort de Dieu. Se croisent ici plusieurs influences : certains passages de la métaphysique hégélienne ; la théologie négative (depuis le Pseudo-Denys) ; l’influence d’une notion née de la kabbale de Luriah, le tsimtsoum ou « retrait » divin (« Dieu crée comme les océans le font avec les continents : en se retirant ») ; surtout, l’impact de la shoah qui a conduit les théologiens protestants et catholiques à s’interroger sur ce qu’ils interprètent comme un silence de Dieu pendant que le peuple élu se faisait massacrer.
En donnant très intentionnellement à son livre le titre Silence, plus encore, en en faisant un thème récurrent de la méditation du journal personnel tenu par Sébastien Rodrigues (ce journal occupe la première moitié du roman), Shūsaku Endō signale implicitement que le silence en question est celui de Dieu même. S’y ajoute-t-il une influence spécifiquement venu de la culture japonaise, à savoir le zen et son amentalisme ? En tout cas, le film reprend cette thématique et il y a fort à parier que le réalisateur se retrouve aussi en elle.
Dieu se tait-il ? Je ferai seulement deux remarques. D’abord, la théologie négative ne caractérise pas tant la Bible que le paganisme. En effet, la prodigalité des récits mythiques ne doit pas masquer la conviction plus profonde des Grecs et des Latins : Dieu est inaccessible et donc incompréhensible ; de plus, si nous tendons vers lui, lui vouons un culte, voire nous l’aimons, Dieu ne nous aime pas et ne s’intéresse pas directement à nous – il y perdrait sa béatitude. En revanche, la nouveauté radicale de la Révélation vétérotestamentaire et plus encore néotestamentaire est que, justement, elle est une Révélation, une « levée du voile » : Dieu se dit, en ses actions et même, peu à peu, en son être, voire en son intimité trinitaire. Donc, la théologie issue de la Bible est beaucoup plus une théologie positive, affirmative qu’une théologie négative – même si le Juif comme le chrétien n’ignore en rien que Dieu « habite une lumière inaccessible » (1 Tm 6,16. Cf. Ex 33,20). Plus encore, en Jésus, Dieu est Verbe, Parole qui nous le fait connaître (cf. Jn 1,18). Donc, souligner unilatéralement le silence de Dieu est, pour un chrétien, concéder à la vision païenne de l’Absolu, régresser vers le paganisme. Sur tous ces points, je renvoie à l’admirable conférence de Joseph RATZINGER, lors du colloque 2000 ans après quoi ?, tenu à la Sorbonne, 25-27 novembre 2000 (« Vérité du christianisme ? », La Documentation catholique, n° 2217, 2 janvier 2000, p. 29-35. Repris dans Christianisme. Héritages et destins, éd. Cyrille MICHON, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche. Biblio essais, 2002, p. 303-324).
Ensuite, la notion apparemment évidente de « silence de Dieu » mérite d’être interrogée. Autant le mutisme d’un homme ou de la nature (dans le désert) est patent, autant l’affirmation d’un prétendu silence de Dieu ne l’est pas. En effet, Dieu est infini (cf., par exemple, Ps 145,3). Or, l’infini n’est pas commensurable avec le fini. Mais, comme créature, je n’ai accès qu’à ce qui est limité. Donc, comment Dieu se donnera-t-il à moi ? Il ne peut le faire que par des signes, des médiations. Par conséquent, lorsque j’affirme que Dieu se tait, je ne peux que dire : j’estime que les signes qui m’entourent ne me parlent pas de Dieu ou ne sont pas des paroles de Dieu. Mais quelle certitude puis-je avoir que Dieu se tait ? Autrement dit, nous sommes renvoyés non pas à l’objectivité ici inaccessible du divin Interprété, mais à la subjectivité de l’interprète. Ainsi, ce que Sébastien Rodrigues déchiffre comme silence veut seulement dire que lui, missionnaire jésuite, assailli par le doute, n’y voit pas un signe de Dieu. Mais cela ne veut pas dire que Dieu se soit tu.
Est-ce à dire que nous sommes renvoyés à l’arbitraire du subjectivisme ? À la subjectivité, oui, au subjectivisme, nullement. Car l’accueil des signes dépend de la lumière de la foi que Dieu dispense.
Ajoutons aussi l’objectivité du témoignage des martyrs dont atteste une tradition fiable. Enfin, certains signes expriment mieux que d’autres l’intervention divine. Par exemple, nul homme ne peut trouver en soi la force de mener le bon combat jusqu’au bout, si Dieu ne le lui donne pas. Alors, pourquoi le courage admirable du petit peuple japonais, sa persévérance dans la foi jusqu’au martyr, n’ont-il pas parlé de leur divin Auteur au père Rodrigues ?"
La tentation de l'apostasie :
"Comme son autre film religieux, La dernière tentation du Christ (1988), Martin Scorsese met en scène les tentations, ici celles auxquelles sont soumis les villageois et, plus encore, les différents jésuites. Notamment la diabolique torture du tsurushi ou « pendaison inversée », inventée et employée par les Japonais du XVIIe siècle pour contraindre les kirishitan (« chrétiens ») à abjurer leur foi.
Eclairons ce que le film, comme le roman, décrit sans apporter d’éléments explicites de discernement.
D’abord, l’apostasie est un péché et un péché grave. Elle fait partie de l’incrédulité qui « est la négligence de la vérité révélée ou le refus volontaire d’y donner son assentiment » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 2089). Elle ne blesse pas seulement Dieu et le croyant, mais aussi l’unité du Corps du Christ. Le Code de Droit canonique en distingue trois espèces : « L’hérésie est la négation obstinée, après la réception du baptême, d’une vérité qui doit être crue de foi divine et catholique, ou le doute obstiné sur cette vérité. L’apostasie est le rejet total de la foi chrétienne. Le schisme est le refus de la soumission au Souverain Pontife ou de communion avec les membres de l’Église qui lui sont soumis » (canon 751).
Cette apostasie est d’autant plus grave qu’elle se présente souvent sous une forme atténuée de vérité ou, plutôt, d’une attitude d’ouverture, de tolérance. De ce point de vue, elle n’est pas seulement un péché, mais une tentation. Inoue Masashige – et, avec moins de virtuosité, l’interprète – est passé maître dans l’art de tordre le vrai. Avec une serpentine suavité, il manie admirablement autant la langue que le contenu, pour progressivement enfumer l’esprit des jésuites. Il ne veut pas seulement vaincre physiquement la foi chrétienne, en l’éradiquant de l’archipel japonais, il veut triompher intérieurement, convaincre l’envoyé lui-même de la supériorité de la culture et de la religion japonaise. De ce point de vue, la japanisation intégrale de Ferreira devenu Sawano Chuan est le plus grand orgueil d’Inoue. De ce point de vue aussi, celui-ci est un personnage proprement démoniaque. Celui qui est connu comme l’un des plus éminents homosexuels du début de l’histoire moderne du Japon et l’amant du shogun Tokugawa Iemitsu, a tous les traits d’une personnalité narcissique et même perverse, dont la jouissance est de vampiriser et détourner l’âme d’autrui – surtout si elle est pure.
Assurément, la tentation, surtout lorsqu’elle atteint un tel machiavélisme, excuse beaucoup plus qu’elle n’accuse. Plus insidieux que la peur des supplices effroyables, le venin des suggestions mensongères. La voix qui sussure et appelle bien le mal, a déjà retenti dans le premier jardin (cf. Gn 3,1-6). D’extérieur, le combat devient intérieur, et d’autant plus redoutable. Toutefois, il ne faut jamais perdre de vue que Dieu ne permet pas que nous soyons « tentés au-delà de nos forces » (1 Co 10,12 ; cf. Mt 6,13). Répétons-le, il ne nous appartient pas de juger le fond des cœurs (qui peut mesurer la contrainte née de la crainte, ou l’illusion née de la confusion ?) ; si la subjectivité de l’autre ne nous est pas accessible, en revanche, il nous revient de nommer l’objectivité et la gravité de la faute d’apostasie.
Il vaut la peine de lire ce que le Catéchisme de l’Église catholique appelle « l’épreuve ultime de l’Église » : « Avant l’avènement du Christ, l’Église doit passer par une épreuve finale qui ébranlera la foi de nombreux croyants (cf. Lc 18,8 ; Mt 24,12). La persécution qui accompagne son pèlerinage sur la terre (cf. Lc 21,12 ; Jn 15,19-20) dévoilera le « mystère d’iniquité » sous la forme d’une imposture religieuse apportant aux hommes une solution apparente à leurs problèmes au prix de l’apostasie de la vérité. L’imposture religieuse suprême est celle de l’Anti-Christ, c’est-à-dire celle d’un pseudo- messianisme où l’homme se glorifie lui-même à la place de Dieu et de son Messie venu dans la chair (cf. 2 Th 2,4-12 ; 1 Th 5,2-3 ; 2 Jn 7 ; 1 Jn 2,18. 22) » (n. 675. C’est moi qui souligne).
De ce point de vue, n’est-il pas hautement signifiant que, au terme de l’ultime emprisonnement qui s’achèvera par l’apostasie du père Sebastião, retentisse dans le lointain comme le chant d’un coq ?"