A propos d’un dossier consacré à la démocratie chrétienne dans La Nef, Christophe Geffroy revient, dans un article intitulé “Démocratie : l’Église confrontée à la modernité”, sur le dernier ouvrage de l’abbé Claude Barthe, La tentation de ralliement. Être catholique en démocratie. La question de la démocratie oblige à aborder celle de la modernité. Nous avons voulu interroger l’abbé Barthe sur les principales remarques formulées dans l’article :
La modernité est-elle un bloc à rejeter totalement ? N’y a-t-il vraiment rien à garder ?
Lorsque Pie IX condamne dans le Syllabus, en 1864, la proposition suivante, la 80ème : « Le pape peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne », il ne veut pas dire que le pape doit rejeter le télégraphe et les chemins de fer, même si du progrès scientifique et technique on doit aussi user moralement (« Science sans conscience… »). C’est la modernité idéologique que condamne le magistère romain, dont l’essence se trouve dans la modernité politique. Léon XIII en résume les principes dans Immortale Dei : la souveraineté n’émane plus de Dieu mais se trouve de l’ensemble des hommes ; et la loi humaine s’accorde du coup sur les « principes et fondements d’un droit nouveau, inconnu jusqu’alors », pour lequel la loi n’a plus pour objet de promouvoir ce qui est bon et de condamner ce qui est mauvais naturellement. Ce qui correspond à ces deux piliers de la Déclaration des Droits de l’Homme de 1789 : « Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la nation » (art. 3) ; et « la loi est l’expression de la volonté générale » (art. 6). Il s’agit en effet d’un bloc cohérent, dont l’autre face, dans les nations jadis baptisées, a été l’instauration de la laïcité des institutions, que rejette – et avec quelle force ! – Pie XI dans Quas primas. Ni Pie XI, ni tous ceux qui reçoivent son enseignement n’était et ne sont pour autant des « nostalgiques » : œuvrer pour ce but ultime, fût-il lointain et nécessitant bien des étapes, d’écarter l’asservissement de la Cité, est du devoir de tout catholique conscient des exigences de son état.
Les évolutions récentes de l’Eglise (liberté religieuse, liturgie…) sont-elles des ruptures ou des approfondissements ?
Il me semble difficile de dire que la nouvelle liturgie représente un approfondissement… Elle est globalement un appauvrissement de la Lex orandi telle qu’exprimée par la liturgie romaine traditionnelle, par exemple, pour la messe, avec une expression plus faible de points de grande conséquence comme le sacrifice eucharistique, l’adoration de la présence réelle, le sacerdoce hiérarchique.
Toutes choses égales, dans l’autre exemple que vous évoquez, celui de la liberté religieuse promue par la déclaration conciliaire Dignitatis humanæ en son article 2, à savoir « qu’en matière religieuse nul ne soit forcé d’agir contre sa conscience ni empêché d’agir, dans de justes limites, selon sa conscience, en privé comme en public, seul ou associé à d’autres », s’opère une renoncement à l’idéal de la nation baptisée, ce qui est un singulier appauvrissement doctrinal.
Et comme, en matière de Lex orandi ou de Lex credendi, on ne saurait concevoir de « nouveauté » que sous forme justement d’un approfondissement, il faut bien parler de rupture, mais de rupture sous cet aspect particulier, caractéristique de la « pensée faible » selon l’expression du philosophe italien Vattimo à propos du pluralisme et de la tolérance intrinsèques à l’idéologie démocratique, de l’affaiblissement (ou d’affadissement du sel de la doctrine) : on a remplacé l’expression forte de la foi, dans le rite ou dans l’enseignement, par une expression plus faible.
A l’heure de l’avortement de masse, de l’euthanasie, des manipulations génétiques, de la PMA et la GPA…, peut-on dire, à la suite de Jean-Paul II dans Veritatis splendor, que la culture moderne a un sens plus aigu de la dignité de la personne humaine ?
Jean-Paul II dit en effet cela, dans Veritatis splendor, ce qui est très étonnant quand on sait à quel point la culture moderne piétine la loi naturelle : « Il est donc bien certain, dit-il, que le sens le plus aigu de la dignité de la personne humaine et de son unicité, comme aussi du respect dû au cheminement de la conscience, constitue une acquisition positive de la culture moderne. » Il est vrai que Jean-Paul II tempère immédiatement cette affirmation en ajoutant que « cette perception, authentique en elle-même, s’est traduite en de multiples expressions, plus ou moins adéquates, dont certaines toutefois s’écartent de la vérité sur l’homme en tant que créature et image de Dieu ». C’était en effet le moins que l’on pouvait dire.
De fait la culture moderne, à son stade d’ultra-modernité, parvient à un reniement total de la loi divine dans l’expression législative de cette culture. Il est vrai qu’on n’en est pas venu à cette situation extrême d’un coup, mais par paliers. Après la dernière guerre, où une nouvelle marche fut descendue, Pie XII, dans un discours au Tribunal de la Rote, en 1949, remarquait que si les conséquences du positivisme juridique (lequel traduit le décrochement de la loi humaine par rapport à la loi de Dieu) ont tardé à se faire sentir au maximum dans la législation, cela a été dû au fait que « la culture était encore imprégnée du passé chrétien et que les représentants de la pensée chrétienne pouvaient encore presque partout faire entendre leur voix dans les assemblées législatives. » La religion a ainsi longtemps conservé une place dans l’espace public, et en fonction de l’état de l’opinion, encore marquée par le catholicisme, jusque dans les années soixante du siècle dernier, la loi naturelle a été respectée en ce qui concerne la famille – sauf tout de même avec le divorce, ce qui n’est pas rien – par la loi civile. Je renvoie à ce propos à la thèse de l’abbé Marc Guelfucci : Éléments pour une définition du mariage (Université Panthéon-Assas, 2008).
L’orientation de Dignitatis humanæ sur la liberté religieuse est-elle infaillible au titre du Magistère ordinaire universel ?
Elle ne voulait surtout pas être infaillible ! On touche ici à la spécificité essentielle de Vatican II, sur laquelle a beaucoup réfléchi, entre autres, le P. Serafino Lanzetta, issu des Franciscains de l’Immaculée, incontournable sur cette question (voir dans Catholica : Revue Catholica | Vatican II et le concept de pastoralité | By Père Serafino Maria Lanzetta (presse.fr). Je dirais pour ma part que, du fait qu’il apporté sur certains points des novations, l’œcuménisme, la liberté religieuse, les principes du dialogue interreligieux, ce concile a voulu éviter la confrontation directe avec le magistère antérieur, et qu’il s’est placé sur une sorte de voie médiane, celle de la pastoralité, où un enseignement, sans être infaillible au tire du magistère solennel ou du magistère ordinaire et universel, ou sans être en dépendance avec ce magistère, se voulait tout de même un enseignement, mais un enseignement qui n’obligeait pas à croire. Et qui donc n’obligeait pas. C’est-à-dire, dans le cadre concerné, qui n’enseignait pas.