Michel De Jaeghere vient de publier un livre magistral, Les derniers jours (éd. des Belles Lettres), sur la fin de l’Empire romain. Dans Monde & Vie, il revient sur la rumeur selon laquelle c'est le christianisme qui serait la cause de cette décadence :
"L’accusation remonte aux écrivains païens contemporains des événements. Mais elle n’est pas sérieuse, tant leurs propos sont marqués par un évident parti pris. Le cas de l’historien Eunape est intéressant: ce païen est tellement hostile aux chrétiens qu’il en vient à oublier l’action destructrice des Barbares. Son témoignage n’est évidemment pas recevable. Voltaire, Gibbon et Renan avaient invoqué quant à eux les scrupules qui auraient conduit les chrétiens à se refuser à porter les armes. Un débat avait certes eu lieu au IIIe siècle, dans le sillage du rigorisme préconisé par Tertullien. Mais il avait été réglé dès le début du IVe siècle : en 324, le concile d’Arles a en effet décidé d’excommunier les chrétiens qui s’en tiendraient à cette position. Toute la littérature des Pères de l’Eglise est marquée par un ardent patriotisme romain. Dans son célèbre discours pour les 30 ans de règne de Constantin, Eusèbe de Césarée définit même la mission de l’Empereur comme celle de faire l’unité entre les hommes, en préparation à la grande unité des âmes. En Occident, saint Ambroise décrit les Barbares comme Gog et Magog venant dévaster le Camp des saints (cf. Apoc. 20). Pour l’évêque de Milan, l’adhésion de l’empereur au christianisme est la meilleure garantie de sa victoire. Du point de vue doctrinal, on peut certes discuter de cette association de la Cité terrestre à l’action de la Providence, de cette adaptation au christianisme de la vieille théologie païenne de la victoire. Mais du point de vue politique, Ambroise est sans reproche. Pour lui, comme pour la majorité de ses concitoyens, les Barbares sont des loups cruels qu’il faut renvoyer dans leurs forêts ou dans leurs steppes tandis que l’unité de foi est le meilleur garant de la pérennité de l’empire romain.
L’autre accusation, récurrente depuis les Lumiè res, consiste à dire que les empereurs avaient été détournés de la politique par des querelles théologiques. Mais rien ne corrobore un tel jugement. Au contraire ! Constantin et Théodose se sont certes impliqués dans les débats religieux de leur temps. Mais c’est avec le principal souci d’assurer l’unité morale de la population. Et cela ne les a nullement empêchés de s’illustrer sur les champs de bataille. Leurs victoires sont même apparues aux yeux de beaucoup comme la plus éclatante des démonstrations de la vérité de leur religion ! A la bataille de la Rivière froide, l’Empereur charge contre son rival Eugène, après avoir inscrit le chrisme catholique [les deux lettres grecque chi et ro symboles du Christ] sur ses enseignes. Le vrai drame de Théodose, ce n’est pas sa foi chrétienne, c’est qu’il meurt à l’âge de 49 ans, après avoir reconstitué l’unité de l’Empire romain, mais laissant derrière lui deux fils mineurs notoirement incapables."