Article extrait du dossier “Un vent de conservatisme” figurant dans le dernier numéro de la revue Liberté politique.
Le conservatisme américain se distingue par son histoire à la fois du conservatisme britannique et du conservatisme français. La guerre culturelle a longtemps été l’un de ses axes privilégiés de combat. Aujourd’hui, entretenant des relations complexes avec le libéralisme, il peine à se réinventer et à élargir ses problématiques.
Le conservatisme américain est très différent du conservatisme français. Tout d’abord, en rigueur de termes, le conservatisme, en France, n’était pas une pensée politique « de droite », mais plutôt de centre gauche : au XIXe siècle, elle désignait ces penseurs politiques qui, comme Chateaubriand, ne voulaient ni de la République (alors défendue seulement par l’extrême gauche jacobine et anti-chrétienne), ni de la Contre-Révolution (la droite originelle). Au contraire, dans le monde anglo-saxon, davantage marqué par le bipartisme, les conservateurs s’opposaient à la gauche. Précisons tout de même que les conservateurs anglo-saxons, spécialement les Américains, partageaient l’essentiel des principes de la modernité politique – et, en particulier, le rejet du droit divin et l’acceptation plus ou moins enthousiaste de l’ensemble des libertés modernes (tout spécialement la liberté religieuse si fermement combattue par les contre-révolutionnaires européens jusqu’au milieu du XXe siècle). Toujours au chapitre de la modernité, si les conservateurs anglo-saxons sont très hostiles à la révolution jacobine de 1789, ils se réclament volontiers des penseurs des Lumières, particulièrement John Locke. Autre distinction qui n’est pas négligeable entre les deux rives de l’Atlantique : aux États-Unis, comme au Royaume-Uni, les conservateurs s’appellent eux-mêmes de la sorte, alors que, chez nous, c’est la gauche qui définit qui est de droite – et cela depuis 1789.
Le grand nom du conservatisme anglo-saxon est Edmund Burke, l’un des premiers auteurs à critiquer la révolution de 1789 – mais après avoir longtemps siégé à la chambre des communes comme député whig, c’est-à-dire libéral, ce qui indique que la tonalité de sa critique était fort différente de celle de Maistre ou de Bonald. Nous nous intéresserons certes, dans cet article, non pas à la riche histoire intellectuelle du conservatisme britannique[1], mais plutôt à l’évolution contemporaine du conservatisme américain. Pourtant, il est important de garder en tête l’influence de Burke car les conservateurs contemporains continuent à se réclamer de lui. En particulier, ils partagent avec Burke un attachement à la tradition de modération du libéralisme britannique ; il importe d’insister sur ce point car leurs adversaires politiques ont réussi à en faire des épouvantails médiatiques, sans cesse soupçonnés de fanatisme et d’extrémisme – ce qui paraît, de façon générale, fort éloigné et de leur doctrine et de leur caractère. Mais, plus important encore peut-être, ils partagent avec l’auteur des Réflexions sur la Révolution de France un refus du « constructivisme », si caractéristique de la gauche « progressiste » : ils ne croient pas à la possibilité de créer un homme nouveau ou de négocier un contrat social pour bâtir une nouvelle société. Cette opposition au constructivisme doit autant au libéralisme (et, au XXe siècle, à l’opposition au socialisme, notamment sous sa forme marxiste-léniniste) qu’au conservatisme et explique largement que le conservatisme américain contemporain soit ce que nous appelons en France un « libéral-conservatisme », alors que, généralement, sur le Vieux continent, libéralisme et conservatisme apparaissent comme mutuellement contradictoires.
La guerre culturelle
Le conservatisme américain contemporain a reçu de ses années de naissance un certain nombre de caractéristiques importantes. Tout d’abord, il manifeste un patriotisme qui est assez classique à droite, sur l’ensemble de la planète, mais qui, dans le cas particulier des États-Unis, a acquis un caractère pour ainsi dire messianique, presque millénariste. Cela tient bien sûr aux sources de ce pays, bâti par les puritains presbytériens qui fuyaient le Royaume-Uni devenu anglican : les États-Unis furent perçus comme une nouvelle « Terre promise » ou comme une « Shining City on the Hill[2] » – et il n’est certes pas insignifiant que la fête de Thanksgiving, à la lisière entre la liturgie chrétienne et la fête nationale, qui commémore l’arrivée des pèlerins du Mayflower, ces premiers colons protestants, constitue l’une des cérémonies les plus importantes de la « religion civique » américain. Ce point est crucial car, de toute évidence, le millénarisme puritain s’oppose au modérantisme. Pourtant, les conservateurs américains sont bien marqués par ces deux idéologies contradictoires – ce qui explique largement, au-delà des évolutions historiques et géopolitiques, l’alternance, si surprenante pour nous, d’impérialisme et d’isolationnisme qui caractérise la politique étrangère des États-Unis depuis plus d’un siècle. La Deuxième Guerre mondiale et, plus encore, la guerre froide ont donné à ce patriotisme messianique une coloration spécifique : désormais, les États-Unis sont considérés par la droite américaine à la fois comme le dernier refuge de la liberté loin des dérives du fascisme européen, puis du communisme international, et comme le chef légitime et incontesté du « monde libre ».
Cependant, le conservatisme naît vraiment de la « guerre culturelle » qui va se déclarer à la fin des années soixante. Plusieurs éléments sont déterminants en cette affaire. Le premier tient à la révolution de 1968 qui frappa pratiquement tous les pays occidentaux – et pas eux seulement puisqu’à certains égards, le printemps de Prague est aussi une réplique de ce tremblement de terre. En cette matière, il faut faire une place particulière au caractère de révolution sexuelle de ces événements qui intervenaient après l’intense propagande autour des fameux « rapports Kinsey[3] » et alors que la pilule contraceptive commençait à se répandre, bouleversant les rapports sociaux entre les sexes et entre les générations. Un autre élément plus spécifique aux États-Unis tient à la contestation contre la guerre au Vietnam : les campus universitaires devinrent le foyer d’une importante activité politique pacifiste et gauchiste (hostile à toute résistance armée devant la montée du communisme dans le monde). Enfin, il faut faire une mention spéciale de la campagne de Barry Goldwater en 1964. Certes, ce dernier, ancien sénateur républicain de l’Arizona, fut largement battu par le président démocrate sortant Lyndon Johnson (qui avait été vice-président de John Kennedy, assassiné en 1963), mais il posa les bases d’une campagne grass root[4] assumant sans équivoque des convictions de droite fortes et sa défaite portait en germe de nombreuses victoires conservatrices, à commencer par l’élection de Ronald Reagan à la Maison Blanche en 1980.
[1] Voir à ce sujet dans ce numéro l’article de Thierry Martin.
[2] Littéralement une « ville rayonnante sur une colline ». L’expression est de John Winthrop, puritain du XVIIe siècle qui fonda la colonie du Massachussetts. La réminiscence évangélique évoquant la « ville située au sommet d’un mont » (Mt 5,14) est évidente. Le discours d’adieu de Ronald Reagan en janvier 1989 reprit notamment cette rhétorique.
[3] Du nom du Dr Alfred Kinsey qui, bien qu’il n’ait aucune compétence universitaire en ce domaine (il était entomologue) et bien qu’il ait utilisé des échantillons fort peu représentatifs de la société (constitués pour l’essentiel de violeurs et de prostituées), publia deux rapports sur le comportement sexuel humain : l’un sur les hommes (1948), l’autre sur les femmes (1953). On sait depuis les travaux du Dr Judith Reisman que ces rapports relevaient davantage de la propagande idéologique que de la recherche scientifique, mais ils continuent néanmoins à être traités comme incontestables et à alimenter la révolution sexuelle.
[4] Littéralement, racine de pelouse. Une campagne grass root est une campagne populaire, mobilisant les citoyens « de base » (par opposition à une campagne destinée aux leaders d’opinion, comme les journalistes ou les parlementaires).