De Marion Duvauchel :
La plupart des rêveries érudites actuelles autour de la dichotomie Orient/Occident visent à dénoncer une construction imaginaire de l’Occident, fondée sur des préjugés ou des témoignages à prendre avec prudence, voire à disqualifier. Toutes ces rêveries matelassées de citations et de bibliographie savantes détricotent un imaginaire fondé sur l’illusion d’un Orient immuable, despotique, sensuel et pittoresque, pure création fantasmatique d’un Occident à la fois triomphant et en même temps crispé sur une recherche identitaire.
Ce serait louable si on ne nous proposait en même temps une vision tout aussi caduque. Que l’Occident ait construit une idée de l’Orient autour du fait religieux n’a rien qui doive nous émouvoir ou nous indigner. C’est la réalité historique. L’expansion de l’Islam a réellement brisé une unité européenne.
Mais cette unité n’était pas gréco-romaine, elle était à la fois occidentale et orientale.
Ce fait religieux « oriental » qu’est le christianisme s’est déployé selon deux directions : l’Est et l’Ouest, autrement dit l’Europe et l’Asie. La frontière romaine (arrêtée sur la rive de l’Euphrate) a séparé deux univers linguistiques : l’univers gréco-romain (dont en effet nous sommes en droit de nous considérer comme des héritiers) et l’univers hébréo-araméen et persan, que l’islam a arasé à partir du VIIème siècle lorsqu’il est arrivé sur le plateau iranien après la bataille de Nihavend. Le combat entre la Croix et le Croissant n’a hélas rien de mythique, et si le christianisme « romain » a survécu, malgré les persécutions (et jusqu’à devenir parfois persécuteur à son tour), de l’autre côté de la frontière romaine, l’histoire de ces chrétiens d’Orient se résume en une alternance de dominations et de martyres. La douloureuse actualité l’atteste.
Le thème d’un affrontement immémorial entre l’Occident et l’Orient émerge au XVIe siècle – en fait avec le « Prince » de Machiavel en 1513, qui fait remonter les racines de ces luttes séculaires aux guerres médiques et à l’affrontement entre le monde grec et la Perse achéménide. L’idée sera d’ailleurs oubliée par la suite. Mais elle est juste.
Puis viendront les récits de voyage dans l’Orient islamisé (la Perse, le monde turc et l’Égypte), relations qui se revendiquent du vécu, puis de plus en plus de l’objectivité et du savoir, au fur et à mesure que le rationalisme va s’imposer en philosophie, dans les sciences, et même en littérature. Ces relations de voyage vont servir de références pour les voyageurs du XIXe (notamment ceux de la première moitié du siècle qui font constamment appel à leurs prédécesseurs), et vont contribuer à structurer les conceptions occidentales.
Un des thèmes dominants (activé par la contemplation touristique de Constantinople haut lieu du pittoresque oriental) tient à la recherche d’une identité occidentale mettant en jeu le despotisme oriental. L’imaginaire collectif du XIXe siècle met ainsi en place deux « orients », présentés comme aussi imaginaires l’un que l’autre : d’un côté celui du despotisme et de l’ignorance, de l’autre celui de la sensualité et du pittoresque. Deux personnalités vont y contribuer : Leibnitz et Montesquieu.
L’image rendue par Leibniz, dont l’influence sera considérable, est celle d’un Occident représentant le mouvement, le progrès, par opposition à un Orient ignorant, barbare, immobile et sans perspective. La référence française est Montesquieu qui institutionnalise en une certaine manière la pensée occidentale sur le monde oriental.
Avec Montesquieu, le despotisme devient un fait spécifiquement oriental de par son enracinement et son accomplissement ; un phénomène inhérent et indispensable aux gouvernants et peuples d’Orient, leur assurant stabilité et pérennité. Il relaie ainsi la représentation d’un Orient figé, ancré dans son fanatisme et dans son intolérance religieuse, incapable de se développer de manière autonome et d’accéder aux Lumières. La cause ? Le climat particulier et son action sur les populations.
Dans L’esprit des lois, Montesquieu présente l’empire ottoman comme l’exemple par excellence du despotisme asiatique. Il se caractérise par l’absence de lois, l’égalité dans la servitude, la corruption généralisée et le règne du caprice solitaire. Il se base sur la peur et la crainte comme mode de gouvernement. Les Lettres persanes adoucissent les angles en distinguant le pôle turc voué irrémédiablement à l’obscurité, à la barbarie, à l’ignorance et au despotisme, et le pôle persan, capable de s’ouvrir à l’Occident, d’accéder à une certaine forme de connaissance et d’évoluer.
L’autre protagoniste essentiel de cette construction chimérique et littéraire d’un Orient de pacotille s’appelle Antoine Galland, celui qui apporte la première traduction des Mille et une nuits en 1704 et qui prétend livrer au lecteur « un Orient à l’état pur ». L’ouvrage va connaître un succès ininterrompu, perpétué au XIXe avec la version extraite de l’original arabe par le grand orientaliste allemand Joseph von Hammer-Purgstall. Il met à l’honneur le monde arabe et musulman et devient la référence de l’Orient littéraire, qui va déployer l’image enjôleuse et séduisante d’un Orient de l’exotisme, du plaisir, de la fantaisie, des fastes, du luxe, d’une lascivité désordonnée paradoxalement alliée à de la sagesse et du mysticisme. Bref, une pure chimère.
L’engouement s’affirme et se prolonge avec l’édition de grands auteurs arabes des premiers siècles de l’hégire et du « moyen âge » traduits par d’éminents orientalistes ; par les écrits et la poésies exaltants le mystère, la somptuosité et l’exotisme : Les orientales de Victor Hugo, Salammbô de Flaubert…
Le rêve va se prolonger dans les voyages « touristiques ».
L’Orient n’a jamais été le miroir de l’occident. Curieuse, inventive, l’Europe – ou plus exactement des Européens particulièrement audacieux – a développé des comportements exploratoires. Comme ailleurs, on voyageait en Orient aussi… Bien des explorateurs ont payé de leur vie cette intrépide curiosité. Il faut lire « Le grand jeu » de Peter Hopkins.
Pendant que l’Europe progressivement sécularisée, laïcisée, autrement dit indifférente voire hostile aux religions, se détournait de ce qu’on peut légitimement appeler ses « racines chrétiennes », autrement dit de la connaissance du patient processus de christianisation qui a construit et pétri toute sa culture jusqu’à ces cent cinquante dernières années, le reste du monde allait continuer de maintenir ses traditions religieuses. L’islam en particulier prenait conscience de sa force, de sa puissance et de sa spécificité, et il a repris les armes qu’il avait relativement posées pendant de longs siècles, d’abord arrêté et stabilisé dans sa marche victorieuse et violente, puis progressivement dominé par la supériorité technique, militaire et financière de l’Europe de l’ouest.
Partout où il avait rencontré le monde occidental christianisé, il avait été pénétré peu ou prou du levain de l’évangile, même sans le reconnaître, voire en le niant. En se radicalisant, il se prive désormais de ce levain, et ne prétend plus que s’emparer de la technique, âprement convoitée, parce que source de puissance politique et de développement économique, en vue d’un idéal utopique : mettre le monde sous la loi de Mahomet.
L’Orient que l’Occident a inventé, et qui a nourri bien des rêveries occidentales – c’est-à-dire des quantités de thèses, d’actes de colloques et d’articles – n’est que le miroir d’une érudition vaine et stérile. Ce qui a existé, c’est un Orient islamisé : la Perse, la Turquie et l’Égypte, trois empires avec lesquels les « grandes puissances » du XIXème siècle ont composé. Cet Orient-là a fasciné les esprits. Aujourd’hui, il s’est encore élargi : l’Afghanistan, le Pakistan, l’Inde…
Pour en parler correctement, il faudrait parler du « monde islamisé » face à l’ancien monde christianisé.
Il nous faut espérer que jamais ne se lève le jour où il nous faudra parler d’un « Occident islamisé ». Mais nous sommes en droit d’attendre et d’espérer que cet Orient islamisé se libère un jour de la férule implacable d’une religion qui a sans doute contribué, beaucoup plus que le climat – n’en déplaise à Montesquieu – à empêcher le développement de la pensée, de la liberté, et de l’amitié entre les hommes, comme aussi celui de relations droites, justes et fécondes, à tous niveaux, entre les hommes et les femmes.
Meltoisan
Une petite piqûre de rappel (d’Histoire) ne fait effectivement jamais de mal :
https://youtu.be/I_To-cV94Bo
Durée : 5 minutes seulement (avec sous-titres en français)
——————–
On en parle aussi sur des sites anglophones :
https://www.politicalislam.com/