Michel Bastit, philosophe du droit, apporte un regard historique sur la protection juridique des choses sacrées, à l’occasion de l’affaire des hosties à la CEDH :
On ne trouvera pas ici de recherche du droit positif sur la façon de trancher la triste cause qui oppose l’État espagnol aux évêques et catholiques d’Espagne. Le but de ces quelques pages est de rappeler en revanche la place qui revient à la protection des choses sacrées, religieuses ou saintes dans la grande tradition du droit de l’Europe. Si les racines chrétiennes de l’Europe sont parfois l’objet d’un (faux) débat, personne ne peut remettre en cause les racines romaines du droit de l’Europe. Rappelons par exemple que le droit romain s’est appliqué sous diverses formes en Europe jusqu’au début du XXe siècle. Ce n’est seulement qu’au tout début du XXesiècle, en 1900 exactement, que l’Allemagne l’a abandonné au profit du Bürgerliches Gesetzbuch, le code civil allemand. Mais l’influence profonde du droit de Rome ne saurait se limiter à l’Empire allemand. De nombreux historiens du droit (Paul Koschaker, Peter Stein par exemple) ont souligné que le droit romain constituait le socle du droit commun de l’Europe. Le droit romain est ainsi à l’Europe ce que lui est aussi la philosophie grecque. Ce sont de riches héritages intellectuels qui ont forgé la civilisation européenne, avec l’enrichissement supplémentaire du christianisme.
La présence de cet élément fondamental dans le patrimoine de la civilisation européenne justifie qu’on le consulte et en tienne compte lorsque des conflits sérieux portent justement sur ces éléments de civilisation. Le droit n’est pas simplement le contenu de textes positifs, il est aussi la mémoire d’une longue expérience. Pour se forger, la sagesse pratique a besoin d’expérimenter et de se souvenir des expériences réussies et de celles qui ont échoué.
L’affaire dite « des hosties » met manifestement en cause la place de certaines réalités matérielles dédiées non seulement à des pratiques religieuses mais aussi à des réalités divines, à Dieu, ou aux dieux dans le contexte romain. Le singulier ou le pluriel n’a pas ici d’incidence directe sur le problème traité.
Lisons donc quelques textes indubitablement inscrits au fond de notre civilisation juridique. Au deuxième siècle après J.C., Gaïus, l’un des plus célèbres juristes de l’âge classique, ouvre le second commentaire de ses Institutes par une division fondamentale des « choses » (summa divisio), entre « choses » de droit divin et « choses » de droit humain. Il convient d’abord de préciser que pour Gaïus les « choses » ne se limitent pas aux réalités tangibles ; il connaît des « choses incorporelles ».
Les choses de droit divin se divisent à leur tour en choses sacrées ou en choses religieuses. Les choses sacrées sont celles qui sont consacrées, consecratae, aux dieux supérieurs, alors que les choses religieuses concernent les dieux familiaux, à savoir les Manes ancestraux auxquels sont dédiés par exemple un autel domestique ou un tombeau familial. L’accès à la catégorie des choses ne dépend pas de l’initiative des citoyens. Elle résulte d’un acte juridique solennel, public car visible par tous et surtout concernant l’ensemble du peuple romain : une loi ou un sénatus-consulte. Les choses sont sacrées « par l’autorité du peuple romain », ex auctoritate populi romani. La constitution même du peuple romain contient en effet incontestablement un élément religieux. Ce sont les pontifes qui, en suivant le rite, consacrent au nom du peuple, comme le déclarent les Institutes de Justinien (Lib.II, §1).
La consécration a dès lors pour but et pour effet de réserver les choses consacrées au divin, de les lui dédier. Elles sont ainsi mises à part. La conséquence juridique qui en résulte est qu’elles deviennent des choses qui sont hors commerce. Elles n’entrent dans le patrimoine d’aucun citoyen et ne sont pas susceptibles d’aliénation ni d’obligations. Elles sont dédiées au service du dieu, comme le précisent encore les Institutes de Justinien : « dedicata ad ministerium dei ».
Le droit canonique, un autre élément du droit commun de l’Europe, a repris en partie ces idées. Ainsi le code de 1917 déclare que les choses sacrées ne doivent pas être utilisées pour des usages qui répugnent à leur nature (can. 1537). Il admet cependant un certain commerce de celles-ci, à condition que la considération de leur caractère sacré ne soit pas prise en compte dans la fixation du prix, afin d’ôter tout caractère simoniaque à des transactions de ce genre (can. 1539).
Le canon 1171 du code de 1983 reprend avec une formulation un peu différente l’idée que les « res sacrae », qui sont consacrées par une bénédiction ou une dédicace au culte divin, ne doivent pas faire l’objet d’un usage contraire à leur destination. Le code oriental redit à peu près la même chose (can. 1018). Les hosties consacrées sont évidemment et suréminemment des « res sacrae » et leur conservation doit être assurée dans un ciboire ou un vase ; il convient aussi qu’elles soient rapidement consommées (can. 939). Elles font l’objet de dispositions minutieuses décrites dans le canon 938 : dans un tabernacle solide, fermé à clé, l’hostie sera « conservée avec le plus grand soin », afin d’éviter au plus haut point toute profanation, ut quam maxime periculum profanationis vitetur. L’article trois de la Constitution Pastor Bonus réserve à la Congrégation pour la Doctrine de la Foi les délits contre la sainteté de l’Eucharistie. Enfin, le canon 1367 du code de 1983 prévoit que quiconque emporte ou détient des hosties en vue de commettre un sacrilège encourt la peine de l’excommunication « latae sententiae », dont le prononcé est réservé au Siège Apostolique. Le clerc encourt en outre, éventuellement, une autre peine y compris le renvoi de son état clérical. Tout ceci montre le sérieux et la gravité avec laquelle l’Eglise considère toute profanation eucharistique.
Ces textes ne sont évidemment pas en vigueur du point de vue du droit positif étroitement entendu, c’est-à-dire dans le droit étatique des divers États européens ni dans le droit écrit de l’Union européenne ou du Conseil de l’Europe. Mais un texte peut, si l’on n’accepte pas un positivisme étroit, ne pas être positivement en vigueur et néanmoins mériter d’être pris en considération. Le positivisme considère comme droit ce qui est imposé par le pouvoir étatique. Mais à côté du pouvoir il y a l’autorité. Ainsi, un texte qui n’est pas directement inclus dans le droit écrit mérite souvent d’être pris en considération en raison de son autorité. Ce fut souvent l’une des raisons justement de l’adoption du droit romain au Moyen Âge et au-delà. Alors que la République et l’Empire de Rome avaient disparu depuis longtemps, le droit romain s’est imposé comme un monument de prudence et de justice, comme la « raison écrite ». On peut encore considérer que ces textes font à ce titre partie de la sagesse pratique accumulée pendant des siècles par la civilisation européenne. Il serait donc contradictoire qu’une juridiction européenne n’en tienne aucun compte. Elle entrerait alors en contradiction avec la civilisation dont elle est elle-même issue. Elle opposerait ses décisions en tant qu’Institution de l’Europe aux acquis de la sagesse européenne. Elle ruinerait ainsi sa propre légitimité à se prononcer ; ce qui constitue une partie importante de la civilisation européenne.
De fait, non seulement la sagesse romaine préserve les « choses sacrées » mais ce faisant elle préserve aussi l’une des dimensions capitales de l’homme européen. Ce n’est en effet pas seulement le droit qui considère la nécessité de protéger les choses consacrées, mais il fait partie de l’héritage européen de considérer que certaines choses sont réservées au culte et doivent être protégées. Il suffit de se souvenir de quelques textes de Platon ou de penser à la place tenue par le temple des Grâces chez Aristote, de rappeler l’émotion et les réactions juridiques suscitées par la mutilation des Hermès à Athènes et décrites par Thucydide. Plus près de nous, l’incendie de Notre-Dame de Paris a soulevé aussi des émotions similaires. Le christianisme, comme il a été rappelé, a emboîté le pas à la sagesse romaine pour préserver non seulement le paisible exercice du culte mais plus encore pour préserver l’exercice de la vertu de religion. Cette vertu consiste à rendre une certaine justice à Dieu. Elle s’exerce précisément à travers l’exercice d’un culte public et la consécration de certaines réalités à Dieu lui-même. Pour l’homme européen héritier de cette civilisation, ne pas protéger ce domaine réservé à Dieu et bénéfique pour les hommes qui participent au culte constituerait une grave injustice à ce double titre.