Voici un texte de Karen Darantière, organisatrice du colloque sur la co-rédemption de la sainte Vierge, organisé fin mai à Paris, avec la participation de Mgr Schneider :
Une question de vérité doctrinale et non de diplomatie œcuménique
Dans son livre polémique, La question mariale, publié en plein Concile, en 1963, dans le but de combattre le mouvement marial qui espérait la proclamation du dogme de la Médiation de toutes grâces, René Laurentin affirme explicitement que « la question mariale » est une question fondamentale de vérité doctrinale et non de simple conciliation œcuménique. Il dit explicitement qu’il ne s’agit pas d’une simple minimisation du mystère marial uniquement dans le but de concilier la bienveillance des protestants, tout en maintenant au fond la vraie doctrine, mais que c’est au contraire un problème de fond, interne au catholicisme, c’est-à-dire un problème doctrinal à résoudre à l’intérieur de l’Église avant toute tentative de réconciliation avec ceux que l’on désigne sous le nom de « frères séparés ». C’est René Laurentin lui-même, qui est en grande partie responsable de la minoration de la doctrine mariale dans Lumen gentium, qui affirme qu’il ne s’agit pas de simple diplomatie œcuménique, mais de doctrine catholique ; et il exprime le regret que beaucoup de gens pensent à tort le contraire. Ainsi, il écrit à propos de ce qu’il appelle une « fausse optique » à ce sujet :
Selon une opinion aujourd’hui répandue, « le problème marial », c’est essentiellement un problème œcuménique. Faut-il en rabattre pour favoriser la réconciliation avec les protestants ? Toute autre est la question critique qui s’est imposée progressivement à mon attention : une question essentiellement intérieure au catholicisme. Résoudre cette question, c’est un préalable nécessaire à toute démarche œcuménique lucide en matière mariale. [1]
Alors, quelles sont, selon Laurentin, les points de doctrine mariale qui posent problème ? Les points litigieux sont ceux de la médiation et de la corédemption de Notre Dame.
Lumen gentium et la notion de « médiation »
Laurentin a grandement contribué à ce que la doctrine de la médiation universelle des grâces soit diminuée, autant que possible, dans Lumen gentium, et le passage suivant est attribué spécialement à son intervention efficace :
La bienheureuse Vierge est invoquée dans l’Église sous les titres d’avocate, auxiliatrice, secourable, médiatrice, tout cela cependant entendu de telle sorte que nulle dérogation, nulle addition n’en résulte quant à la dignité et à l’efficacité de l’unique Médiateur, le Christ. (Lumen gentium n° 62)
En quoi est-ce que ce passage minimise la médiation universelle des grâces? Cette doctrine traditionnelle est affaiblie parce que dans ce passage, Lumen gentium :
- noie le titre de « médiatrice » parmi d’autres, l’attribuant à Marie comme un titre honorifique parmi d’autres, sans qu’aucune signification lui soit attribuée, permettant des interprétations aussi bien « minimalistes » (hétérodoxes) que « maximalistes » (traditionnelles) ;
- omet la notion d’universalité, en désignant Marie comme « médiatrice » tout court, sans ajouter « de toutes grâces » ;
- affirme que, dans un sens affaibli, Marie est ainsi invoquée, non pas par l’Église, mais seulement dans l’Église ;
- rejette la demande d’un grand nombre de Pères conciliaires de modifier ce passage, en remplaçant « in Ecclesia » par « ab Ecclesia »[2] ;
- est interprétée par Jean-Paul II lui-même comme étant ouverte à des interprétations « maximalistes » ou « minimalistes » : « Le chapitre 8 de Lumen gentium rappelle [le titre] de « médiatrice ». Toutefois on prit soin de ne l’attacher à aucune théologie particulière de la médiation, mais de l’ajouter uniquement aux autres titres reconnus à Marie[3]» ;
- n’indique pas la signification de la médiation, mais seulement ses limites, c’est-à-dire qu’en omettant sa substance, et en n’en inspirant que la peur de dépasser la limite, ce passage laisse dans l’esprit un vide de sens quant à l’essence de cette médiation. C’est comme si l’on marquait les frontières d’un pays, au-delà desquelles il ne faut pas s’aventurer, sans évoquer les merveilleux paysages qui se trouvent à l’intérieur même du pays.
Lumen gentium et la notion de « corédemption »
Le terme « corédemption » étant absent, comme on le sait, de Lumen gentium, peut-on néanmoins dire que la doctrine y est malgré l’absence du mot ? Le terme qu’emploie Lumen gentium est celui de la coopération de Notre Dame à la Rédemption, mais encore une fois, de manière à lui insuffler un sens affaibli. Il convient de considérer brièvement cette doctrine traditionnelle avant d’évoquer la minimisation opérée par Lumen gentium.
Un développement doctrinal organique de Grignion de Montfort à Pie X
Depuis les premiers siècles de l’Église, la doctrine de la coopération de Marie à l’œuvre salvifique du Christ a connu un développement organique et homogène, atteignant un sommet spirituel admirable chez saint Louis-Marie Grignion de Montfort, qui appelle la Sainte Mère de Dieu « la réparatrice du genre humain », ce qui est l’équivalent de Corédemptrice :
Telle est la volonté du Très-Haut, qui exalte les humbles, que le Ciel, la terre et les enfers plient, bon gré mal gré, aux commandements de l’humble Marie, qu’il a faite la souveraine du ciel et de la terre, la générale de ses armées, la trésorière de ses trésors, la dispensatrice de ses grâces, l’ouvrière de ses grandes merveilles, la réparatrice du genre humain, la médiatrice des hommes, l’exterminatrice des ennemis de Dieu et la fidèle compagne de ses grandeurs et de ses triomphes. (Traité de la Vraie Dévotion, n°29)
Saint Louis-Marie parle du mystère de la coopération de la Vierge Marie à l’œuvre de la Rédemption qui, selon la divine volonté, est active et efficace, et qui se manifeste par sa participation aux mêmes actes rédempteurs accomplis par son divin Fils. Il évoque la médiation de la Vierge Marie tant dans l’acquisition des grâces, comme « réparatrice », que dans leur distribution, comme « dispensatrice ».
Saint Pie X, reprenant la doctrine montfortaine et lui accordant une valeur magistérielle, la développe et l’explicite dans l’Encyclique Ad diem illum :
Quand vint pour Jésus l’heure suprême, on vit la Vierge debout auprès de la croix, … participant tellement à ses douleurs que de prendre sur elle les tourments qu’il endurait lui eût paru, si la chose eût été possible, infiniment préférable. La conséquence de cette communauté de sentiments et de souffrances entre Marie et Jésus, c’est que Marie mérita très légitimement de devenir la réparatrice de l’humanité déchue, et, partant, la dispensatrice de tous les trésors que Jésus nous a acquis par sa mort et par son sang … Du fait que Marie l’emporte sur tous en sainteté et en union avec Jésus-Christ et qu’elle a été associée par Jésus-Christ à l’œuvre de la Rédemption, elle nous mérite de congruo (de convenance), comme disent les théologiens, ce que le Christ Jésus nous a mérité de condigno (de plein droit), et elle est le ministre suprême de la dispensation des grâces.
La clarté thomiste du Père Réginald Garrigou-Lagrange
L’éminent théologien thomiste que fut le Père Réginald Garrigou-Lagrange, o.p., explique clairement cette doctrine enseignée par saint Pie X dans son ouvrage La Mère du Sauveur, et de notre vie intérieure, où il affirme d’abord que Marie participe à l’acquisition des grâces du salut :
Ce n’est pas seulement au ciel que la Sainte Vierge exerce ses fonctions de médiatrice des grâces, elle les a déjà exercées sur la terre, selon l’expression reçue, « pour l’acquisition de ces grâces », en coopérant à notre rédemption, par le mérite et la satisfaction.[4]
Ensuite, il indique comment elle participa à l’acquisition des grâces salvifiques, en expliquant la notion de mérite telle que l’emploie saint Pie X :
Au-dessous des mérites infinis du Christ, qui seul peut en stricte justice nous mériter le salut … il y a le mérite de convenance de congruo proprie, fondé sur les droits de l’amitié, et qui est encore un mérite proprement dit, qui suppose l’état de grâce et la charité. (Ibid., p. 210)
Il précise que cette distinction théologique entre le mérite de convenance de la Vierge et celui de stricte justice du Christ est de source vénérable : « à partir surtout du XVIème siècle, les théologiens enseignent communément de façon explicite que ce que le Christ nous a mérité de condigno, la Sainte Vierge nous l’a mérité d’un mérite de convenance, de congruo proprie. » (Ibid., p. 211) Puis, il précise que son mérite s’applique à l’acquisition et à la dispensation de toutes les grâces sans exception :
La Sainte Vierge a pu ainsi nous mériter non seulement quelques grâces, mais toutes et chacune, et … elle ne nous en a pas seulement mérité l’application mais l’acquisition, car elle a été unie au Christ rédempteur dans l’acte même de la rédemption ici-bas, avant d’intercéder pour nous au ciel. (Ibid., p. 212)
Ensuite, il explique plus précisément pourquoi Notre-Dame mérite, de convenance, toutes les grâces. Il formule la question : « Quelle est l’extension de ce mérite de convenance de Marie pour nous ? », à laquelle il répond :
Comme elle a été associée à toute l’œuvre rédemptrice du Christ et comme … tout ce que le Christ nous a mérité de condigno, Marie nous l’a mérité de congruo, comme enfin Pie X, sanctionnant cette doctrine, n’y met pas de restriction, il suffit de se rappeler ce que Jésus nous a mérité. Or Jésus nous a mérité en justice toutes les grâces suffisantes nécessaires pour que tous les hommes puissent réellement observer les préceptes, … toutes les grâces efficaces suivies … de l’accomplissement effectif de la volonté divine, et enfin Jésus a mérité aux élus tous les effets de leur prédestination : la vocation chrétienne, la justification, la persévérance finale et la glorification ou la vie éternelle. Il suit de là que Marie nous a mérité d’un mérite de convenance toutes ces grâces, et qu’au ciel elle en demande l’application et les distribue. (Ibid., p. 213-214)
Et enfin, il explique que sur ce mérite de convenance se fonde la satisfaction de convenance par laquelle, en subordination au mérite de stricte justice et à la satisfaction infinie du Christ, la Sainte Vierge participa à la réparation et à l’expiation des péchés du genre humain. Ainsi, à la question : « Comment a-t-elle satisfait pour nous ? », il répond :
L’œuvre méritoire devient satisfactoire ou réparatrice et expiatrice, lorsqu’elle a quelque chose d’afflictif ou de pénible, et Jésus, en offrant sa vie au milieu des plus grandes souffrances physiques et morales, a offert dès lors à son Père une satisfaction d’une valeur infinie et surabondante. Lui seul pouvait ainsi satisfaire pleinement en stricte justice, car la valeur de la satisfaction comme celle du mérite provient de l’excellence de la personne qui, en Jésus, a une dignité infinie. Mais à la satisfaction parfaite du Sauveur a pu s’ajouter une satisfaction de convenance, comme à son mérite s’est ajouté un mérite de convenance. (Ibid., p. 217)
Après avoir expliqué le sens du passage d’Ad diem illum de saint Pie X concernant la valeur méritoire et satisfactoire de la coopération de Notre-Dame à l’œuvre salvifique de son Fils, Garrigou-Lagrange cite la Lettre apostolique Inter Sodalicia, de Benoît XV, qui dit :
Elle souffrit en effet et mourut presque avec son Fils souffrant et mourant, elle abdiqua ses droits maternels pour le salut des hommes, et autant qu’il lui appartenait, immola son Fils pour apaiser la justice de Dieu, si bien qu’on peut justement dire qu’elle a, avec le Christ, racheté le genre humain.
Dire qu’«autant qu’il lui appartenait, [elle] immola son Fils pour apaiser la justice de Dieu », c’est dire qu’elle a participé à l’immolation de la victime, d’abord en rendant le sacrifice possible par son Fiat, en fournissant le corps et le sang au Christ ; puis en préparant la victime, en la gardant et en la nourrissant ; et enfin, surtout, en l’offrant en sacrifice au Père sur le Calvaire, de sorte que l’on peut dire que sa coopération est de la nature d’un sacrifice. Et dire qu’« elle a racheté, avec le Christ, le genre humain », comme le dit Garrigou-Lagrange, « c’est l’équivalent du titre de corédemptrice. » (Ibid., p. 219) Ainsi, la coopération de la Sainte Vierge à l’œuvre salvifique de son divin Fils est de nature méritoire, satisfactoire, sacrificatoire, et corédemptrice.
Une régression doctrinale nette et volontaire dans Lumen gentium
On voit bien un développement doctrinal homogène et organique depuis saint Louis-Marie Grignion de Montfort jusqu’aux papes saint Pie X et Benoît XV. Or, contrairement à ce qu’enseignent ces papes, que Garrigou-Lagrange explique avec clarté, toute notion de mérite, de satisfaction, de sacrifice ou de rachat, en un mot, toute notion de corédemption de la part de Notre-Dame est entièrement absente de Lumen gentium qui, à la place, ne parle que d’une simple « coopération » qui, même si on la dit « singulière », est bien affaiblie, puisque sans notion de mérite effectif, ni de satisfaction, ni de rachat. Ainsi, Lumen gentium dit : « elle a coopéré à l’œuvre du Sauveur selon un mode tout à fait particulier par son obéissance, sa foi, son espérance, son ardente charité, pour que soit rendue aux âmes la vie surnaturelle. » (n° 61) Autrement dit, selon ce passage, sa coopération se limite à un assentiment intérieur à l’œuvre de son Fils par les vertus cachées de foi, obéissance et espérance, sans qu’il y ait un seul mot pour désigner une quelconque efficacité propre à la Sainte Vierge qui serait le fruit de cette coopération. De même, Lumen gentium dit ailleurs que : « la bienheureuse Vierge avança dans son pèlerinage de foi, gardant fidèlement l’union avec son Fils jusqu’à la croix où, … associée d’un cœur maternel à son sacrifice, [et] donnant à l’immolation de la victime, née de sa chair, le consentement de son amour. » (n° 58) Ce passage parle d’un simple consentement à l’immolation, c’est-à-dire d’un assentiment intérieur par les vertus théologales, alors que Benoît XV dit qu’elle « immola son Fils pour apaiser la justice de Dieu », coopérant au sacrifice du Christ comme seule la Mère de Dieu pouvait le faire. Par conséquent, si l’on compare ces deux passages de Lumen gentium aux enseignements précédents de saint Pie X ou de Benoît XV, il est clair comme le jour qu’il s’agit non d’un développement, mais d’une régression doctrinale nette, et d’une régression non accidentelle, mais volontaire.
Les stratégies de René Laurentin pour masquer la régression doctrinale
La stratégie du juste milieu
René Laurentin, devenu adversaire de la corédemption et de la médiation, a joué un rôle significatif en manœuvrant avec succès afin de minimiser la doctrine mariale dans Lumen gentium. Comment a-t-il réussi dans ses efforts de minoration de la doctrine mariale ? Par le recours à ce que l’on pourrait appeler « la stratégie du juste milieu », qu’il emploie habilement dans La question mariale, ce pamphlet virulent, publié en plein Concile, contre la doctrine traditionnelle de la médiation et de la corédemption.
Cette stratégie consiste à s’entourer de deux extrêmes pour apparaître au juste milieu entre les deux, alors qu’en réalité au moins l’un des deux extrêmes est un postiche, une sorte de fausse fenêtre placée artificiellement, comme le font les architectes pour donner de l’équilibre et de la symétrie à une façade. Le postiche, dans ce cas, c’est la doctrine dite « maximaliste » que Laurentin veut combattre, qui, en réalité, n’a rien d’extrême, puisqu’elle est simplement une doctrine catholique traditionnelle telle que l’enseignent saint Louis-Marie Grignion de Montfort et saint Pie X. En revanche, la doctrine dite « minimaliste », celle à laquelle Laurentin adhère, qui est en réalité hétérodoxe (tendant vers le protestantisme, voire vers le modernisme), est la seule qui soit véritablement extrême.
Comment Laurentin applique-t-il donc cette stratégie dans La question mariale ? Et tout d’abord, comment arrive-t-il à présenter ceux qui adhèrent à la doctrine traditionnelle, qualifiée de « maximaliste », sous un mauvais jour, comme extrémistes ? Il le fait non en critiquant leur doctrine, à laquelle il ne touche que très superficiellement, mais en examinant le mouvement marial comme phénomène, et en brossant un portrait psychologique de ceux qui y adhèrent. Et en réalité, ce n’est pas un portrait, mais plutôt une caricature qu’il esquisse.
Il présente le mouvement marial comme un phénomène novateur, susceptible d’« exagérations », de « déviations » (p. 24), d’une « intensité fiévreuse », voire « pathologique » (p. 37), non comme un développement organique de la doctrine mariale. Au contraire, il présente les « minimalistes » sous un beau jour, comme étant « soucieu[x] de rigueur, de distinctions précises, d’objectivité » (p. 69), comme cultivant « une attitude spéculative, sans autre souci que la perception de la vérité révélée » (p. 76). Il est regrettable qu’il n’en donne pas l’exemple dans cet ouvrage qui, plutôt qu’une œuvre sérieuse de théologie, est une sorte de pamphlet acerbe qui semble n’avoir pour but que de ridiculiser l’adversaire. En effet, les « maximalistes » seraient coupables d’«affectivité subjective » (p. 75) et d’« extrapolations superfétatoires ou falsifiantes » (p. 76). Il dénigre ceux qui adhèrent à la doctrine « maximaliste » comme étant susceptibles « d’abus de la dévotion mariale » qui « relèvent de l’assouvissement affectif d’une tendance infantile » (p. 90). Or, tout en les accablant d’épithètes désobligeantes, il ne justifie en rien son abondant flot de propos péjoratifs : il n’apporte aucune pièce à conviction. C’est comme s’il n’avait aucune connaissance de l’ouvrage de Garrigou-Lagrange.
Au milieu de tous ces propos, dont le but est de brosser un portrait défavorable de l’adversaire et de présenter sa propre position sous un jour favorable, Laurentin révèle tout à coup « la différence la plus profonde » entre les deux positions, et qui, en fait, est d’ordre doctrinal : selon lui, insister sur « la suprématie de Marie à l’égard des créatures, et sa vertigineuse participation à la divinité de son Fils », en indiquant l’analogie entre les mystères de Marie et ceux de son Fils, ce serait porter atteinte à « la transcendance du Christ, [à] la primauté incommensurable de sa divinité, qu’il faut éviter de noyer ou de minimiser » (p. 78). Autrement dit, l’objection doctrinale qui se cache au milieu d’une avalanche de propos désobligeants, c’est tout simplement la même que tant de saints ont rejetée avec véhémence, comme saint Alphonse de Liguori qui, citant lui-même un autre docteur de l’Église, dit : « Non, non, s’écrie saint Bernard, qu’on ne s’imagine pas obscurcir la gloire du Fils en louant beaucoup la Mère, car “plus on honore la Mère, plus on loue le Fils”. » [5]
Alors que, manifestement, Laurentin se tient résolument du côté des « minimalistes » du point de vue doctrinal, quel est, au juste, le juste milieu, la « via aurea », qu’il propose d’adopter ? Tout en se présentant sous le jour favorable de l’homme pondéré, évitant les extrêmes, situé au juste milieu, il ne se distingue en réalité des « minimalistes » qu’en se montrant favorable à la dévotion mariale, mais tout en restant hostile à la doctrine mariale qui sous-tend cette dévotion. Il s’agit donc de maintenir la doctrine « minimaliste » tout en accueillant la dévotion mariale, évitant d’être comme « certains esprits [qui] se croient obligés de bouder Lourdes. » (p. 126). Par la suite, et « jusqu’à la fin, devenu aussi maximaliste en apparitions mariales qu’il était minimaliste en doctrine mariale, il rejeta la corédemption et la médiation des grâces. »[6] En effet, Laurentin a maintenu ce « minimalisme » doctrinal dans les décennies qui ont suivi le Concile et jusqu’à la fin de sa vie. En 1994, il écrit ceci : « Le Concile à délibérément évité cette formule. Il a craint, à juste titre, d’obscurcir le fait que le Christ est le « seul Médiateur » (1 Tm, 2, 5), le seul Rédempteur. »[7] Puis, en 2009, il réitère son hostilité à l’égard de l’idée d’attribuer le titre de Corédemptrice à la Sainte Vierge et affirme que ce titre « conviendrait d’abord et en rigueur de termes à l’Esprit Saint ».[8]
Bref, en se présentant comme au juste milieu, Laurentin ne rectifie nullement sa doctrine « minimaliste », même s’il présente sa position comme distincte de celle-ci, puisqu’au fond sa doctrine ne change pas. La seule chose qui change, c’est qu’il se montre bienveillant envers les pratiques de dévotion mariale, et spécialement envers toutes les apparitions mariales (vraies ou douteuses), tout en restant hostile à la doctrine qui fonde ces dévotions. Autrement dit, sa doctrine « minimaliste » est voilée derrière une façade de dévotions, ce qui permet de mieux propager cette doctrine nocive, en l’enveloppant dans des pratiques de piété. Sa tactique consiste, en somme, à paraître modéré en se montrant favorable à la dévotion mariale, pour pouvoir accuser les catholiques d’extrémisme en raison de leur adhésion à la vraie doctrine mariale.
La stratégie du « flatus vocis »
En plus de la stratégie du juste milieu, qu’il emploie tout au long de ce livre, Laurentin suggère implicitement, dans un bref passage de ce même livre, une autre stratégie possible dans le combat à mener contre la doctrine de la corédemption : celle consistant non à rejeter, mais au contraire à adopter le titre de « corédemptrice », mais en le réduisant presqu’à un pur flatus vocis. En effet, il semble suggérer que l’on pourrait éviter d’écarter le titre de « Corédemptrice », pourvu que l’on écarte la doctrine traditionnelle qui sous-tend ce titre. Autrement dit, il semble prêt à concéder le titre si l’on accepte d’abandonner la doctrine qui le justifie, c’est-à-dire toute notion de mérite de convenance, comme l’enseigne saint Pie X, ou de rachat comme l’enseigne Benoît XV, et si l’on se contente d’une simple « coopération », même « singulière ». Ainsi ce titre serait réduit presqu’à un pur nominalisme, quasiment à une sorte de flatus vocis, ce dont Laurentin se défend, mais auquel ses propos n’échappent guère. Ainsi il critique, en les accusant de céder à une « tentation rationaliste », ceux qui diraient ceci : « Marie est corédemptrice, cela ne serait pas vrai si elle n’a pas opéré efficacement la Rédemption de par son activité propre. Qui ne reconnaît pas cela nie en fait la corédemption. » (Ibid., p. 124) Or, réduire la corédemption à une simple coopération, qui se limiterait à un simple assentiment intérieur, sans notion d’efficacité propre qui serait le fruit de cette coopération, c’est bel et bien réduire ce titre à une parole au sens très affaibli.
Malheureusement, il faut avouer que toute tentative de défendre la corédemption en s’appuyant sur l’œuvre de René Laurentin, ou sur Lumen gentium, en y appliquant une sorte d’herméneutique de réforme dans la continuité, en réalité risque fort d’aboutir à ce que Laurentin semble suggérer implicitement, c’est-à-dire à se contenter de la notion de « coopération singulière » en abandonnant toute mention explicite de mérite, de satisfaction, de sacrifice, et de rachat, instrumentalement subordonnés à ceux du Christ, qui sont le fruit de cette coopération et qui seuls donnent un sens plein et véritable à ce titre de corédemptrice.
Laurentin lui-même affirme une « coopération » de la part de Marie, qui, selon lui, est tout à fait « singulière », mais tout en niant la doctrine de la corédemption telle que l’entend saint Pie X et ceux qu’il nomme « maximalistes ». Pour Laurentin, la « singularité » de la Sainte Vierge se mesure non selon sa ressemblance avec le Christ dans ses mystères, mais selon sa ressemblance avec les autres membres de l’Église, dont elle n’est qu’un membre éminent :
Ainsi la « singularité », « l’éminence » qui caractérisent la Vierge se dégagent sur la base de sa ressemblance fondamentale avec les autres hommes, avec les autres rachetés. Et il n’est pas sans intérêt de détailler ce principe-là, en disant, par exemple : La Vierge Marie réalise les traits spécifiques de la nature humaine comme toute autre créature humaine, identiquement. Elle réalise les traits spécifiques de la féminité, comme toute autre femme. Si sa grâce atteint à une plénitude hors pair, elle est de même espèce que la grâce des autres rachetés : elle est pareillement une participation à l’être et à la vie même de Dieu ; elle s’exerce par les mêmes vertus théologales. Et tout cela procède en Marie comme dans les autres, d’un don gratuit de Dieu. (Ibid., p. 122)
Femme éminente, mais simple femme tout de même. Laurentin ne nie pas « une certaine coopération de la Vierge à l’œuvre de la Rédemption », mais il précise qu’« on n’en peut rien tirer de précis » (Ibid., p. 119), ni répondre de manière affirmative à la question de savoir si elle a coopéré à l’acquisition des grâces du salut ainsi qu’à leur dispensation. Autrement dit, selon Laurentin, on ne peut affirmer que Marie est Corédemptrice et Médiatrice de toutes grâces.
Restons auprès de la Corédemptrice au Calvaire
Quelle conclusion en tirer sinon que s’appuyer sur la mariologie de René Laurentin pour défendre la corédemption, c’est comme s’appuyer sur Montesquieu pour défendre la monarchie de droit divin ou sur Voltaire pour défendre la Sainte Église ? De même, s’appuyer sur Lumen gentium pour défendre cette doctrine implique, nécessairement, d’ignorer volontairement les omissions ou les minimisations intentionnelles, tout en interprétant le texte appauvri qui en résulte de manière à lui faire dire implicitement ce qu’il omet volontairement de dire explicitement. Ce genre d’herméneutique de la continuité est, comme tout esprit honnête doit l’avouer, tout à fait insatisfaisante. C’est comme poser une belle statue de la Sainte Vierge sur des sables mouvants.
Si la question mariale, si essentielle, pouvait être résolue si facilement, alors le problème ne serait pas si grave après tout. Il est à craindre qu’au fond, cette position, ostensiblement conciliatrice, provient d’une attitude spirituelle, quoique inconsciente, un peu apparentée à celle des apôtres qui ont fui le Calvaire, plutôt que de rester au pied de la Croix avec Notre-Dame, comme le Disciple bien-aimé. Ne faut-il pas à cette heure, qui est l’heure de la Corédemptrice au pied de la Croix, lors de la Passion de la Sainte Mère l’Église, qu’en reconnaissant en vérité toute la gravité de l’état des choses, nous restions fermement et fidèlement à ses côtés, et que nous acceptions de participer à la Compassion crucifiante qu’elle a endurée par amour pour nous et pour notre salut éternel ?
[1] René Laurentin, La question mariale, Éditions du Seuil, 1963, p. 13-14.
[2] Acta synodalia, vol. III, pars VIII, p. 163.
[3] Jean-Paul II, 2 octobre 1997 ; ORLF 2489 (7 octobre 1997), p. 8.
[4] Réginald Garrigou-Lagrange, La Mère du Sauveur, et de notre vie intérieure, Éditions Saint-Rémi, reproduction de l’édition de 1948 (éditions du Cerf), p. 206.
[5] Paraphrase du Salve Regina, chapitre 5.
[6] Défense de la doctrine de la Corédemption de la Sainte Vierge, de l’abbé Claude Barthe, publié le 5 avril 2025 dans Res Novae : https://www.resnovae.fr/defense-doctrine-coredemption/
[7] Marie clé du mystère chrétien, Fayard, Paris 1994, p. 24.
[8] Court traité sur la Vierge Marie: La crise de l’après concile et l’avenir de Marie dans l’Église, sixième édition mise à jour et augmentée, François-Xavier de Guibert Editeur, Paris 2009, p. 145.