Aujourd’hui, en la fête de la Dédicace des basiliques romaines S. Pierre et S. Paul, le père Danziec offre aux lecteurs de Valeurs actuelles une méditation sur ces trois « mères patries » :
L’invitation à un voyage n’est pas seulement un poème de Baudelaire. Elle est aussi une détermination de l’âme. Chaque homme reçoit cette proposition intérieure à voyager, un voyage intime dans le creux du passé. Prendre la route de Rome, d’Athènes ou de Jérusalem – voire des trois ! – donnera toujours à celui qui l’effectue l’occasion inouïe de s’interroger sur son origine. Et sur son avenir aussi. Les fibres de mon être, où ont-elles été mystérieusement tissées ? Quelles mains civilisatrices s’en sont chargées ? Les senteurs, les paysages, les manières, les souvenirs, qui vont bien au-delà de la date de sa propre naissance, impressionnent notre imaginaire et nos manières d’appréhender le réel bien plus que nous ne le supposons.
Lorsque Rome, Athènes et Jérusalem se présentent à notre champ de vision, il ne s’agit pas d’un dépaysement ou d’une sortie exotique mais bien plutôt d’un retour à la maison. Trois cités pour un voyage en profondeur. Trois destinations, pour renouer avec ses propres racines.
Comprendre d’où nous venons ne relève pas de l’opportunité mais de la nécessité. Nous sommes et par la foi chrétienne et par notre chair occidentale, héritiers de ces trois villes, de ces trois confluents, de ces trois sources. Mieux encore, ou pour mieux dire, plus précisément : la simple évocation de ces trois cités extraordinaires ne doit pas seulement aiguiser notre conscience jusqu’à lui faire réaliser qu’elle a été façonnée, presque malgré elle, par ces trois capitales. L’enjeu est plus large. Il s’agit de saisir que nous en sommes les héritiers indivis. On ne peut pas dresser l’une contre l’autre, impossible de faire Rome sans Athènes, Athènes sans Jérusalem ou Jérusalem contre Rome. Evidemment différents, ces trois miracles de culture ont porté ce que nous sommes, façonné nos mœurs, nos intelligences et notre identité.
La première sociabilité passe par la mère
Et c’est en ce sens qu’elles sont mères. Jean-Marie Paupert l’explicitera avec vigueur en 1983 dans un ouvrage dense et au titre évocateur d’un immense mérite : Rome, Athènes, Jérusalem : les mères patries. Notons que l’expression « mères patries » est plus intéressante encore dans le terme de « mère » que celui de « patrie ». bien que les deux soient très proches. Si la « patrie » correspond à la terre de nos pères, c’est-à-dire de nos parents, de nos anciens, de ceux qui, hommes et femmes, nous ont précédé sur notre sol natal, le terme de « mère » convient à ravir à nos trois cités.
Dans ce premier lien social entre la mère et l’enfant, dans cette première sociabilité, on embrasse là l’origine même de toute société. Concernant Rome, Athènes et Jérusalem, nous avons là le cœur nucléaire de la sociabilité et de l’identité occidentale. L’une et l’autre ne sont pas imaginables sans incarnation. Rome, Athènes et Jérusalem sont ainsi « mères », d’abord en tant qu’elles sont mères de sociabilité. La lettre sociale, la première, ne s’inscrit pas dans le cœur de l’homme, dans les fibres de sa chair « par le sang et par le fer » mais dans le rapport de mère à enfant fait de chaleur, de protection, de tendresse et d’amour. Un rapport éminent de don et de gratuité.
Cette gratuité dans la transmission, ce respect infini pour ceux qui ont souffert, sué, travaillé, combattu – et qui, souvent, sont tombés au champ d’honneur pour défendre les frontières de ce patrimoine immatériel – appelle et notre reconnaissance et notre considération. Aux antipodes de cette piété filiale, la vision rousseauiste et marxiste voit, au contraire, dans la lutte, la tension, la dialectique autant de passages nécessaires à la libération de l’homme et au renouvellement de sa vie sociale. Au regard du mythe du « bon sauvage », « nous naissons libres, c’est la société qui nous met dans les fers », la civilisation de l’évangile pense l’inverse : c’est elle qui apaise nos mœurs et civilise nos façons d’être et d’agir.
Jean Ousset et les quatre piliers fondateurs de la civilisation chrétienne
L’expression « mères patries » convient éminemment parce que, plus qu’une image, elle est une réalité qui doit présider à toute réflexion d’ordre historique. En effet, qu’est-ce qu’une civilisation, sinon un héritage où l’homme trouve infiniment plus qu’il n’apporte, un univers où se trouve accumulée une réserve fantastique d’exemples, de modalités, de richesses que celui qui y nait ne saura jamais donner. Jean de Brem, dans son Testament d’un européen rédigé au début des années 60 l’exprime mieux que je ne saurais le faire :
« A moi qui ne suis rien et qui n’apporte rien, la civilisation – pour laquelle des milliards d’hommes ont vaincu et lutté pendant trente siècles – fait un cadeau gigantesque : le patrimoine de l’Europe. Il est fait de trésors et de souvenirs. Chacun de nous, je crois, à Londres et à Vienne, à Berlin et à Madrid, à Athènes et à Varsovie, à Rome et à Paris, à Sofia et à Belgrade, doit ressentir le même drame. (…) Des géants nous précèdent, des héros et des savants, des explorateurs de la terre et des explorateurs de l’âme, des César et des Antoine, des monarques et des capitaines, des silhouettes sévères en robe de bure, de belles courtisanes ou des brutes implacables. Tout un cortège de grandes figures, resplendissantes de splendeur et de puissance, se déroule à nos yeux, immense fardeau pour nos contemporains dérisoires ».
Rome, Athènes, Jérusalem sont vraiment « mères ». Tout simplement parce qu’elles donnent infiniment et qu’elles distribuent avec largesse. Avec un immense gaspillage même ! Elles sont civilisatrices parce qu’elles nous ont tirés du monde barbare. Mères de sociabilité et de vie, nos mères patries communiquent avec amour leurs trésors avec le plaisir de donner. Rome offre la cadre du droit qui organise le cadre de la vie de la cité. Athènes offre à l’intelligence la méthode pour s’assagir. Jérusalem offre la dimension transcendante qui permet à l’âme de respirer. Ce triptyque civilisationnel n’a pas valeur de fardeau mais de fondation. Un point d’ancrage sur lequel l’Occident peut s’appuyer, spécialement lorsque des secousses traversent sa destinée.
Comprendre d’où l’on vient, définir les contours de ce que l’on aimerait retrouver, Jean Ousset s’y est attaché en distinguant les grandes caractéristiques de la civilisation chrétienne. Il les résume en quatre piliers fondateurs : le goût de la vérité, le besoin de justice, l’amour de la beauté et la passion pour la liberté. Lorsque l’on fait face à l’empire du mensonge, aux dérives du syndicat de la magistrature, aux grands déballages de la laideur et aux restrictions des libertés élémentaires, on mesure la pente descendue. On réalise surtout combien les sources de notre civilisation, à défaut d’irriguer la vie présente de nos cités, peuvent servir in extremis de perfusion au grand corps malade de l’Occident. C’est cela être une mère. Passer outre l’ingratitude en continuant d’insuffler ses principes de vie. Jusqu’au bout.