D’Aurelio Porfiri, éditeur et écrivain catholique italien, pour le Salon beige:
Des amis de Hong Kong m’ont demandé de trouver, pour leur pèlerinage, un monastère bénédictin où l’on pratique le chant grégorien, de préférence à Rome ou dans les environs. Il en existe certainement, mais je dois avouer que mes premières recherches dans ce sens ont été infructueuses. Dans de nombreux monastères, cette caractéristique si importante, celle de prier avec le chant liturgique par excellence, s’est perdue. Mais le problème ne réside pas seulement dans un rejet du chant lui-même, qui, dans certains cas, est peut-être inexistant, mais aussi dans le fait que beaucoup de monastères comptent très peu de moines. Dans certaines abbayes autrefois glorieuses, on est réduit au strict minimum.
En pensant aux moines, je me suis souvenu de la vie de saint Odon de Cluny (879-943), moine et grand réformateur. Successeur de Bernon, fondateur de l’abbaye de Cluny, il en devint le deuxième abbé. Comme mentionné, il fut un grand réformateur, transformant Cluny en une sorte de maison mère de ce qui serait plus tard considéré comme un véritable empire monastique.
Lors de l’audience générale du 2 septembre 2009, Benoît XVI disait ceci à propos d’Odon :
« Dans un passage d’un sermon en l’honneur de Marie de Magdala, l’abbé de Cluny nous révèle comment il concevait la vie monastique : “Marie, qui, assise aux pieds du Seigneur, écoutait sa parole avec l’esprit attentif, est le symbole de la douceur de la vie contemplative, dont la saveur, plus on la goûte, pousse l’âme à se détacher encore davantage des choses visibles et des tumultes des préoccupations du monde” (In ven. S. Mariae Magd., PL 133, 717). Odon confirme et développe cette conception dans ses autres écrits, où transparaissent son amour pour l’intériorité, une vision du monde comme une réalité fragile et précaire dont il faut se détacher, une inclination constante au détachement des choses perçues comme source d’inquiétude, une sensibilité aiguë à la présence du mal chez les différentes catégories d’hommes, et une profonde aspiration eschatologique. Cette vision du monde peut sembler éloignée de la nôtre, mais la conception d’Odon, en voyant la fragilité du monde, valorise une vie intérieure ouverte à l’autre, à l’amour du prochain, et c’est précisément ainsi qu’elle transforme l’existence et ouvre le monde à la lumière de Dieu. »
Benoît XVI poursuivait un peu plus loin :
« Il était austère, mais surtout, il était bon, un homme d’une grande bonté, une bonté qui provient du contact avec la bonté divine. Odon, comme nous le disent ses contemporains, diffusait autour de lui la joie dont il était empli. Son biographe atteste n’avoir jamais entendu sortir de la bouche d’un homme “tant de douceur en paroles” (ibid., I, 17 : PL 133, 31). Il avait l’habitude, rappelle son biographe, d’inviter les jeunes enfants qu’il rencontrait sur la route à chanter, pour ensuite leur offrir un petit cadeau, et il ajoute : “Ses paroles étaient pleines de joie… son hilarité communiquait à nos cœurs une joie intime” (ibid., II, 5 : PL 133, 63). De cette manière, cet abbé médiéval, à la fois vigoureux et aimable, passionné par la réforme, à travers une action incisive, nourrissait chez ses moines ainsi que chez les fidèles laïcs de son époque, la résolution de progresser rapidement sur le chemin de la perfection chrétienne. »
Odon était théologien et auteur de nombreux textes, notamment dans le domaine de la théorie musicale, ce qui lui vaut également l’attention des musicologues. Il nous enseigne que réformer ne signifie pas révolutionner, mais “former à nouveau” en utilisant le matériau déjà disponible, afin de trouver de nouvelles perspectives qui ne s’éloignent pas de la Tradition, mais qui l’approfondissent. En cela, il suivait le principe d’or : nihil innovetur nisi quod traditum est — rien ne doit être renouvelé s’il ne l’est pas dans le sens de la Tradition.
Rappelons-nous que de nombreux moines comme Odon sont à l’origine de nombreuses gloires de notre civilisation chrétienne. Un livre de Thomas E. Woods Jr. s’intitule How the Catholic Church Built Western Civilization. C’est une réalité qu’un ennemi implacable du catholicisme aurait du mal à nier : nous devons à des légions de catholiques – papes, cardinaux, évêques, prêtres, religieux et religieuses, laïcs et laïques, moines – une grande partie de ce que nous admirons dans notre civilisation, et que nous nous efforçons, il faut le dire, de détruire.
Dans le troisième chapitre de son livre, Woods explique comment les moines ont sauvé la civilisation occidentale (et donc aussi l’héritage grec), mais aussi comment ils ont permis son progrès, non seulement par la prière, mais aussi par l’application de nouvelles techniques agricoles, industrielles et artisanales, qui ont conduit à des avancées impressionnantes dans de nombreux domaines. N’oublions pas non plus leur rôle dans la préservation de la sainte liturgie et dans le travail de restauration du chant grégorien au cours des deux derniers siècles – une œuvre monumentale et hautement méritoire.
En somme, la crise actuelle du monachisme contient en germe les racines de la crise de notre civilisation et de l’Église. Que Dieu suscite bientôt un autre Odon, un autre Benoît, un autre Antoine, et que la prière incessante qui s’élèvera encore de nombreux monastères devienne le ferment d’un christianisme renouvelé et d’une vie spirituelle plus intense.