Marion Duvauchel, historienne des religions :
En France, ça n’a rien d’une révélation, le bouddhisme a le vent en poupe. À l’exception du monde musulman, cette philosophie (qui pour une philosophie est drôlement religieuse) est devenue partie intégrante de l’univers mental européen, à des degrés divers d’adhésion des unes et des autres à la sagesse et à l’octuple voie.
C’est qu’il y a méprise. Ce bouddhisme occidentalisé, tibétain ou non, est une religion « reconstruite », indolore et aux saveurs New Age ; elle déploie benoîtement sa rhétorique de bien-être individuel et les valeurs qui y affèrent : la paix mondialisée, l’harmonie universelle et intérieure. Cela va de pair avec la bien curieuse idée que le maintien des deux aspects, philosophique et religieux, est une des conditions pour que le bouddhisme guérisse l’Occident des principes logiques hérités d’Aristote et qu’on apprenne de sage asiate à penser ensemble des réalités contradictoires. La coincidencia opositorum était déjà le rêve des Surréalistes. Notre pays est ainsi devenu, fort discrètement, une terre d’enracinement du bouddhisme dit Mahayana qui tient le leadership du bouddhisme occidental, via l’influence du dalaï-lama. En France, la mobilisation pour la cause tibétaine lui a fourni une tribune exceptionnelle. La Constitution du « Tibet libre » qu’il a élaborée véhicule adroitement le mythe d’un Tibet délocalisé, sorte de territoire mondial, (écologique) dont la géographie abstraite prétend s’étendre à l’ensemble de l’humanité, qui bien sûr n’attend qu’elle : tous citoyens d’un monde apaisé par la méditation transcendantale. En réalité, ce bouddhisme n’est ni celui du Petit ni celui du Grand Véhicule (Hinayana et Mahayana) mais il s’appuie sur ces catégories qui donnent une patine d’érudition et d’exotisme au « catéchisme » relayé par une intelligentsia parisienne éprise de philosophie orientale et d’universalisme. À la condition que cela se tienne dans le ciel pur de l’abstraction.
Né il y a plus de deux mille cinq cents ans, le bouddhisme a connu une première période de propagation, à l’intérieur du sous-continent indien (VIe – IVe siècle av. J.-C.), pendant laquelle il donna les fondations de plusieurs systèmes philosophiques, présentés comme ayant déjà été énoncés par le Bouddha Shakyamuni, mais à des cercles de disciples restreints et transmis depuis lors de manière confidentielle. Comme disait un orientaliste sceptique (il y en eut) :
« Difficile de croire qu’une veine d’humour à froid et d’ironie socratique circule sous la sèche et monotone répétition des formules d’école et des énumérations mnémotechniques qui forment toute la trame des dialogues du Bouddha ».
À compter du premier siècle de notre ère, le bouddhisme entre en Chine, et au-delà, continue sa propagation au Japon, en Corée et vers l’Asie du Sud. De ces terres d’implantation vont émerger d’autres mouvements, qui ne proviennent plus seulement de la matrice indienne. Ainsi, de la Chine, via la route de la Soie, la religion indienne se répand tout au long du chapelet des oasis d’Asie centrale, dans une grande région qu’on appelle la Sérinde.
C’est à partir de là, (sans grande précision) que, de manière très schématique, on se met à distinguer deux yana ou « véhicules » : le petit véhicule, (celui des Anciens), c’est-à-dire le bouddhisme fondamental, primitif, (le vrai !) et le bouddhisme Mahayana devenu, grâce à une maîtrise achevée de l’art du fondu-enchaîné, une véritable entreprise de transformation baroque du nirvana en de multiples paradis sulpiciens emplis de Bouddhas imperturbables et d’une nouvelle sorte de grands spirituels : le Boddhisattva. Le tout dans une inflation de parfums, de couleurs, d’apsaras et de gandharvas (danseuses et musiciens célestes), de sons et de sens qui se répandent et se diffractent à l’infini, un peu comme dans le poème de Baudelaire sur la nature et ses vivants piliers. L’ensemble sur fond d’écran de duplicité doctrinale, celle qui permet au passager du Grand Véhicule de jouir pleinement, sans peur, sans reproche et sans relâche, de ce qu’il prétend et entend bien dépasser, la Maya, la grande déesse noire… Et progressivement enrichi du monde grouillant des divinités tantriques, courroucées ou enragées ; des petits démons et génis divers : yaksas des arbres, matrika anthropophages, etc… Tout cela commence à sentir ce que le père Huc appelait « l’idolâtrie ». Pour ceux qui en douterait, ses Souvenirs d’un voyage dans la Tartarie et le Thibet pendant les années 1844, 1845 «et 1846 sont édités aux éditions Omnibus. On y trouve des descriptions de rituels bouddhistes de magie noire.
Il n’y a pas si longtemps, l’Église catholique a conféré au bouddhisme le statut de « religion universelle », aux côtés de l’islam et du christianisme. Elle devait être mal informée. Mais elle a contribué à donner aux zélateurs, aux adeptes et aux sympathisants une assise dont les grands Dévots habiles et rusés n’avaient nul besoin.
La généalogie de ce bouddhisme occidental suit deux lignes. La première le voit comme le fils généralement inconscient de Luther et les hommes de cette lignée se sont cru à la pointe de la modernité parce qu’ils évacuaient le religieux, le mythe et la superstition. Dans cette ligne protestante rationaliste, on reproche à la logique occidentale de penser, de se penser et, plus grave, de penser le réel en termes de dilemme : c’est A ou c’est B. Cette logique a tout de même donné le O et 1 de l’informatique. Ce n’est pas si mal. Mais l’argument est recevable : on a mis la vérité dans un entonnoir, le vrai ça doit passer par A ou par B ou être broyé. Cela est vrai, mais dans la logique aristotélicienne, la logique binaire. Cela est vrai aussi dans le paradigme cartésien où la vérité doit être certaine, passé au crible réducteur du discours de la méthode. Ça se sait peu, mais le temps viendra où on le découvrira, la logique binaire n’est pas la seule. Il y a la logique ternaire et surtout la logique quaternaire, celle dans laquelle la Révélation a été exprimée, découverte « récente » (qui a déjà un demi-siècle) d’un mathématicien et d’un bibliste physicien (Robert Lutz et Jean-François Froger). C’est autrement plus intéressant que les spéculations bouddhistes.
L’autre ligne généalogique est plus tardive. C’est celle des théosophies européennes diverses qui ont trouvé dans le bouddhisme de quoi nourrir leur productive et invasive imagination. Au début du XXe siècle, la « Nouvelle Société Théosophique » prétend se rattacher au Petit véhicule de Ceylan. Elle procède du mysticisme de quelques fantaisistes combiné avec un spiritisme américain. Les inventeurs de la doctrine la nommèrent « bouddhisme ésotérique » : ils pensèrent le nirvana comme « l’exclusion des trois feux passionnels » et « l’empire complet de l’esprit sur la matière », oubliant quelque peu qu’il requiert l’anéantissement de ce que nous appelons « la personnalité ». Ces théosophes conçoivent l’homme comme un être triple : un corps physique animé, une âme intellectuelle et un esprit divin. Pour le bouddhisme, le corps et l’esprit sont des illusions : des erreurs de nos sens abusés. Dans le Mahayana, ils se dissolvent l’un comme l’autre, au terme d’une ascèse ou d’une initiation plus ou moins longue qui révèle leur vide intrinsèque. On est alors prêt pour le vide accueillant du nirvana. Pour ces théosophes boudhisants, l’homme physique se compose des trois premiers principes (sur un « septénaire », un ensemble de sept) : corps matériel, vitalité, corps astral ; l’homme intellectuel comprend les quatrième et cinquième principes, l’âme animale et l’âme humaine ; l’homme spirituel réunit les deux derniers principes, l’âme spirituelle et l’esprit. Ces néo-bouddhistes affirmaient avoir découvert qu’il y a sept états de la matière : l’état solide, l’état liquide, l’état gazeux, l’état radiant et trois autres états inconnus des Occidentaux. Nouveaux alchimistes, ils prétendaient, grâce à cette connaissance, pouvoir transmuter les corps, les décomposer, les projeter au loin, les précipiter et les recomposer presque instantanément ; ils recevaient en quelques minutes, du bout du monde, des lettres que n’avaient souillées aucun cachet administratif, aucun timbre-poste. Ils pouvaient, du reste, se dédoubler eux-mêmes, leur corps physique demeurant à Paris, par exemple, tandis que le corps astral, son double éthéré et son prototype se transportait instantanément à San-Francisco ou à Pékin.
Réduit à l’expression la plus simple et la plus primitive, le socle de l’enseignement du Bouddha se réduit à la formule des quatre vérités. Débarrassée de son extravagant vêtement scolastique, on n’y trouve plus que deux propositions étroitement solidaires l’une de l’autre : l’existence humaine est transitoire et instable, tout y est douleur, la naissance, la vieillesse, la maladie, la mort, l’union avec ceux que l’on aime comme la séparation, et ne pas voir assouvi son désir est douleur. Seul l’enseignement du Bouddha peut mettre un terme à cet interminable cauchemar. Comment supprimer la douleur ? Il faut supprimer la cause, et la cause ultime, c’est le désir, c’est-à-dire la personne, car le désir est une force qui transcende toutes les dimensions de l’homme.
Relayé et transmis à travers des formes artistiques variées, le bouddhisme a donné au monde une figure impassible, qui rappelle étrangement l’idéal de l’« apatheïa » de nos ermites coptes ou des stoïciens. Son art religieux a fini par ne plus produire en série que ces statues figées qui n’ouvrent ni le ciel étoilé, ni l’histoire des hommes, ni l’homme et son inhérente étrangeté, ni la terre et ses richesses, mais qui viennent remplacer nos nains de jardin et même décorer les cabinets de kinésithérapeutes et de sophrologues nourris de la fade spiritualité de ce bouddhisme inculturé.
« En 615, quand le pèlerin chinois Hiouen-Thsang, rapporta de l’Inde des ouvrages bouddhiques, entre autres le Vasubandhu, Ki-Ki son disciple préféré, propagea son enseignement qui passa de la Chine au Japon.
(…) Les doctrines du Bouddha, prêtées par le Mahayana et le Hinayana au nombre de quatre-vingt mille, pas une de moins, se divisent en trois parties : l’Existence, le Néant et le Chemin du milieu ».
Une doctrine, c’est déjà beaucoup, mais « quatre-vingt mille doctrines », c’est vertigineux. Qu’on se rassure, la doctrine karmique autorise des réincarnations illimitées, ce qui laisse tout loisir aux plus zélés ou aux plus enthousiastes, en tous les cas aux plus patients !
C’est au sein du Mahayana que s’est développé le Vajrayana ou « véhicule du diamant », le bouddhisme tantrique, généralement associé au bouddhisme tibétain, voire confondu avec lui, autrement dit cousin germain du çivaïsme, de ses initiations secrètes et de ses cultes de possession. Est-ce encore le bouddhisme ? Mais bien sûr. Le bouddhisme ne saurait se dissocier de ses rituels et du culte. Car le bouddhisme a réintégré les divinités de l’hindouisme comme aussi le monde grouillant des démons. L’intérêt pour ce pan du bouddhisme est récent. Eugène Burnouf, le fondateur des études bouddhiques, avait écarté toutes ces extravagances qu’il jugeait révoltantes. La recherche savante attribue au peuple tous ces rituels qu’il faut bien qualifier de magique, et magie souvent noire, et même très noire. Ce n’est pas faux bien sûr. Mais dans tous les monastères tibétains, jusqu’en 1950 environ, tous les matins, on célébrait des rituels divers à Mahakala, « le grand Temps », la divinité quasi jumelle du dieu Çiva.
Quelle que soit la religion pour laquelle on opte, il est bon de la connaître et il est bon de connaître le dieu ou la divinité que l’on vénère ou sous l’ombre de laquelle on médite ou l’on prie. Sous la bannière dorée du bouddhisme, se dissimule une tout autre réalité que celle des promesses fallacieuses (et puériles) de bien-être psychique et de désagrégation illusoire du stress de la vie moderne. La délivrance des angoisses inhérentes à la condition incarnée est une chimère. Nous allons tous mourir un jour ou l’autre et nous allons tous traverser des épreuves et connaître aussi des joies.
Il existe une tout autre Promesse, celle d’un Dieu qui dit vrai et qui assume de notre existence tout ce qui y aura été donné, reçu, aimé et pardonné. Vrai le salut, vraie la promesse de résurrection du corps et de déification de l’âme. Vraie aussi la voie du combat spirituel et l’inévitable passage par la croix. Pas d’anesthésie lente jusqu’à extinction du désir, mais un juste gouvernement des passions et la droiture de la raison que la foi éclaire, si nous le voulons bien. La vérité du désir de l’homme, c’est Dieu. La promesse insensée du bouddhisme est refoulement et extinction de ce désir souverain, moteur de toute aventure humaine véritable et véritablement vécue.
triadeus
les bouddhistes ne sont pas responsables du dévoiement de leur religion par les occidentaux
Nous pourrions dire de même pour les chrétiens
Quant à la magie, nous n’avons rien à dire avec nos messes noires et autres réjouissances maléfiques
Commençons par faire le ménage chez nous les chrétiens
Scandales révélés ou cachés chez les uns comme chez les autres …