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Religions : L'Islam

Sur l’islam de Rémi Brague

Sur l’islam de Rémi Brague

Oserons-nous dire que nous avons été un chouïa déçu par le dernier livre de M.Rémi Brague (SUR L’ISLAM, Gallimard, 2023) ? Nous aurions voulu avoir une somme. Mais ce n’est pas le cas. C’est vrai, le livre fait déjà 385 pages. Mais il faut retirer 45 pages d’une bibliographie savante doublée à peu près par une cinquantaine de pages de notes infrapaginales, peu loquaces (essentiellement là encore des références bibliographiques très peu commentées) à l’exception de sa note 4 page 277 louant la perspicacité de M.Alain Besançon ce qui nous a fait plaisir. In fine, 270 pages. En sachant bien sûr que qualité et quantité sont deux choses différentes. Mais il y a tellement à dire sur le sujet, surtout quand on sait toutes les connaissances que l’auteur a de ces choses et sa liberté de ton qu’on ressent comme un regret.

Quelques remarques générales tout d’abord sur cette liberté de ton. M.Brague est un engagé. Son livre est rédigé à la première personne du singulier et ne rechigne ni à l’humour, ni à l’approche directe. Après avoir distingué entre quatre sens donné au mot « islam » (Attitude d’entier abandon entre les mains de Dieu ; religion qui fut prêchée par Mahomet ; Civilisation : « Géographiquement, l’Islam est le « domaine pacifié » (dàr as-salàm), celui des pays musulmans qui s’oppose au « domaine de la guerre » (dàr al-harb) qui l’entoure et qui comporte tous les pays non encore conquis par l’islam » (p 29) ; Ensemble des peuples qui ont été marqués par l’islam comme religion et qui ont hérité de la civilisation islamique), après avoir convenu d’écrire islam pour parler de la religion, Islam pour parler de la civilisation, il commence par un premier chapitre consacré à l’islamophobie, n’aboutissant pas à la pirouette habituelle (genre : moins islamophobe que moi tu meurs) mais à une question intéressante :

« Je me permets donc d’indiquer à ceux qui seraient tentés de me traiter, moi ou d’autres, d’ « islamophobe », de me reprocher ou de nous reprocher de ne pas aimer l’islam, un remède autrement efficace : donnez-nous des raisons de l’aimer ! » (p. 23).

Il s’interroge aussi sur le « vrai islam », sur « l’ankylose de l’islam » (sa conclusion), sur la « légende d’un apport décisif » à propos de l’influence exercée sur l’Europe complétée par un chapitre sur « la réalité de la transmission ».

Grâce à son érudition, il apporte des précisions utiles sur quelques versets fréquemment utilisés :

« Les hadiths les plus fréquemment cités ne sont pas ceux dont l’authenticité est la plus sûre. Ainsi, tout le monde connaît, parce qu’on le cite sans arrêt, le hadith qui distingue du petit jihad, le combat par les armes contre les impies, le grand jihad qui est le combat spirituel contre ses propres passions. Or, ce hadith ne figure dans aucun des six recueils classiques du sunnisme et n’est attesté que chez certains mystiques soufis, à partir du IXème siècle. Il n’a donc pas été considéré comme normatif, comme une source de droit » (p. 54).

De la même façon, il débat (et contredit la version communément acceptée) du verset II, 256 : « Il n’y a pas de contrainte dans la religion », concluant après exégèse et références à des auteurs autorisés que

« rien dans tout cela ne s’approche donc de ce que, par anachronisme, nous appelons « tolérance » » (p. 165).

Deux chapitres substantiels, et pour ce qui nous concerne d’apport neuf, sont ensuite consacrés à La sharia d’une part (pp 106-135) et à La raison d’autre part (pp 135-150).

Pour ce qui concerne la sharia, un point de départ : « Ce qui constitue le cœur même de l’islam, c’est le droit » (p. 111). M.Brague constate ensuite qu’il y a

« indécision des sources islamiques sur la forme de gouvernement souhaitable [qui] a une conséquence éminemment positive : rien en elles ne s’oppose à ce que le monde islamique, pour l’instant dominé par des monarques ou des « hommes forts », n’évolue vers une forme républicaine » (p. 114).

Le qualificatif braguien d’ « éminemment positive » nous paraît un rien exagéré, semblant vouloir louer une compatibilité potentielle entre un régime islamique et la République (sous-entendu : modèle français) alors que le régime iranien par exemple, également républicain, devrait nous inciter à quelque prudence.

Philosophe de formation et de métier, M.Brague constate que

« la philosophie resta une activité marginale dans le monde islamique… En terre d’islam, la philosophie ne devint jamais une institution sociale. Cette institutionnalisation eut lieu en Europe, avec les universités, phénomène qui n’a jamais existé en terre d’islam ou dans le monde byzantin. En effet, les écoles supérieures (madrasas) fondées par divers personnages influents étaient avant tout des écoles de droit islamique et l’on n’y enseignait pas les sciences profanes, sauf parfois la médecine… Dans l’Europe latine, tout étudiant qui souhaitait se lancer dans une carrière de médecin, de juriste ou de théologien devait tout d’abord passer par plusieurs années d’apprentissage des arts libéraux, parmi lesquels se trouvaient de gros morceaux de philosophie…  Nous sommes déjà au cœur du sujet car le concept de base de l’entreprise philosophique, le concept sur lequel elle se fonde, est justement le concept de nature. Avec lui, les choses sont supposées posséder une nature stable susceptible d’être saisie et exprimée par l’intelligence » (pp 116 – 117).

Puis que

« l’islam est assez mal à l’aise avec l’idée de nature. Le Coran a tendance à attribuer directement à Dieu tout ce qui arrive dans le monde, non seulement ce qu’Il a créé au commencement, mais ce qui continue à se produire… « Nature » n’est pas un concept que les penseurs musulmans aiment utiliser… L’islam craint en effet que la nature puisse être considérée comme une sorte de divinité rivale (pp 119-120) ».

Et l’auteur de constater ensuite que l’islam préfère parler de « statut » plutôt que de « nature » :

« Ce qui fait qu’un homme est un homme, ce n’est pas une constitution naturelle, perdurant en toute circonstance ; mais c’est un statut précis que l’intention divine lui a attribué pour un moment déterminé » (p. 121).

Pour ce qui concerne la raison,

« ce qui est propre à l’islam et qui en rend malaisée la compréhension pour un esprit habitué aux catégories occidentales, c’est que la raison puisse y être déclarée incompétente non seulement dans les hauteurs sublimes du contact avec Dieu mais encore au plan inférieur de la vie quotidienne, telle qu’elle cherche à s’orienter vers le bien en cherchant des règles morales. Pour un non-musulman, ce chassé-croisé constitue un paradoxe. En islam, la raison ne peut pas être la source de l’obligation juridique » (pp 140-141).

S’enchaînent ensuite cinq chapitres dont les titres sont à eux seuls assez évocateurs des visées de l’islam : Le but dernier de l’islam, Les conquêtes, Conquêtes et conversions, Le jihad, Les moyens patients (dont la terreur et la natalité). Tout un programme.

Pour ce qui concerne le but dernier de l’islam :

« La thèse centrale de ce chapitre est que le but dernier de l’islam n’est nullement la violence… Pour l’islam, il s’agit d’établir le règne de Dieu sur la terre par l’intervention d’agents de chair et d’os… C’est d’assurer la souveraineté exclusive de Dieu sur la communauté humaine, plus précisément à faire valoir les droits légitimes de Dieu » (pp. 151-152 ; et rappelé encore p. 198 : « le but de l’islam est le règne universel de la Loi divine »).

Et plus loin :

« Il est important de rappeler avec force que la domination recherchée est celle de Dieu et de sa Loi, et que ce n’est qu’indirectement qu’elle est celle de ceux qui adhèrent à ladite Loi sur ceux qui ne s’y sont pas encore soumis. Le désir de dominer n’est pas celui des musulmans mais celui de l’islam. Selon un hadit, « l’islam doit dominer et n’être pas dominé »…  Cette situation fait échapper le mode islamique de la domination aux catégories habituelles de la philosophie politique. Celle-ci, depuis l’origine grecque chez Platon et Aristote, classe les régimes selon le nombre et la qualité morale des gouvernants… Pour l’islam, aucune de ces deux questions n’a lieu d’être posée. Le gouvernement n’est pas celui d’êtres humains, mais celui de la Loi, laquelle exprime la volonté de Dieu seul » (pp 158-159).

Pour ce qui concerne le jihad,

« en principe, la guerre est interdite entre musulmans. Le jihad proprement dit, en revanche, qui combat les non-musulmans est une obligation. Mais cette obligation est dite « de suffisance » (certaines obligations n’ont pas besoin d’être accomplies par chaque musulman pris individuellement. Il suffit qu’un certain nombre s’y livrent pour que la communauté entière soit considérée comme ayant satisfait à ses devoirs)… Il suffit qu’un certain nombre de musulmans exercent le jihad pour que le reste de la communauté puisse s’en abstenir, au besoin en finançant les combattants, mais sans devoir prendre les armes eux-mêmes » (pp 200-201).

Et M.Brague fait référence à deux versets bien connus du Coran : Le verset IX, 29, qui figure dans la dernière sourate révélée et dont, à ce titre, « les dispositions législatives abrogent donc toutes les précédentes », celles dont le texte les contredit (p. 17) : « Combattez ceux qui ne croient ni en Allah ni au Jour dernier, qui n’interdisent pas ce qu’Allah et Son messager ont interdit et qui ne professent pas la religion de la vérité, parmi ceux qui ont reçu le Livre, jusqu’à ce qu’ils versent la capitation par leurs propres mains en état d’humiliation » ; le deuxième étant appelé le « Verset du sabre », le cinquième de la même sourate IX décidément particulièrement fraternelle :

« Après que les mois sacrés expirent, tuez les associateurs où que vous les trouviez Capturez-les, assiégez-les et guettez-les dans toute embuscade. Si ensuite ils se repentent, accomplissent la Salât a acquittent la Zakât, alors laissez-leur la voie libre, car Allah est Pardonneur et Miséricordieux ».

Et c’est là que nous trouvons aussi quelque insuffisance au livre de M.Brague. Il a beau expliquer que l’islam porte une « injonction de combattre les infidèles mais pas de commandement visant clairement à l’expansion » (p. 171) et que le but dernier de l’islam n’est pas la violence, comme une sorte d’exonération,  nous n’en sortons pas plus rassurés pour autant en considérant la praxis islamique usuelle. Il manque, pensons-nous, une réflexion centrée sur cette notion de violence (évoquée de façon parcellaire à de multiples endroits) et sur la notion de meurtre qui plane continuellement dans les écrits sacrés et discours musulmans. Après tout, peut-être M.Brague aurait-il pu discuter de la référence usée par le Pape Benoît XVI lors de sa fameuse leçon universitaire à Ratisbonne en 2006 et de la controverse qui s’en était suivie : le Pape avait fait référence à une de ses lectures récentes rapportant une partie du dialogue entre l’empereur byzantin Manuel II Paélologue et un Persan cultivé, dialogue annoté ensuite par l’empereur au moment même où Constantinople était assiégée par les… musulmans (pacifiques bien sûr). Dans ce dialogue, l’empereur aborde le thème du djihad et dit à son interlocuteur:

« Montre-moi donc ce que Mahomet a apporté de nouveau, et tu y trouveras seulement des choses mauvaises et inhumaines, comme son mandat de diffuser par l’épée la foi qu’il prêchait ».

On se rappelle l’onde de violence qui avait parcouru le monde musulman (phraséologie convenue et exacte qui est à elle seule toute une illustration…). Alors le déjà-cité : « Il est important de rappeler avec force que la domination recherchée est celle de Dieu et de sa Loi, et que ce n’est qu’indirectement qu’elle est celle de ceux qui adhèrent à ladite Loi sur ceux qui ne s’y sont pas encore soumis. Le désir de dominer n’est pas celui des musulmans mais celui de l’islam » nous donne à penser que l’indirect est déjà amplement suffisant….

De plus, on trouve dans le texte de M.Brague quelques annotations qui auraient été facilement utilisables dans cette discussion sur la notion de violence et qui, presque pire, donnent au-delà à penser que la vue du monde (on se rappelle la distinction originelle entre domaine pacifié et domaine de la guerre, tout un programme en peu de mots), la compréhension du monde qu’ont les musulmans, en fonction de leur référentiel essentiellement coranique, sont parfaitement antinomiques avec la possibilité de coexistence avec d’autres fois, d’autres pensées sur le monde. Donnons quelques exemples (leur extraction du texte ne nous semble pas trahir la pensée de M.Brague) :

  • « Si un commandement se trouve dans les sources autorisées, Coran ou traditions sur le Prophète (sunna), il partage l’éternité de Dieu qui l’a créé. En conséquence, il pourra toujours être réactivé pour peu que les circonstances s’y prêtent, quand bien même son application aurait été dormante pendant des siècles. Il en est ainsi du califat et du jihad» (p. 38)
  • « Ce qui n’existe pas dans l’islam, c’est une forme déterminée du clergé, à savoir justement sa forme chrétienne… Une conséquence importante de cette absence de notion d’Eglise mérite d’être soulignée : aucune tentative de « sécularisation » d’une société islamique n’aura à sa disposition une institution au sein de laquelle elle pourrait reléguer la « religion » pour en libérer le domaine public» (pp 62-63)
  • « L’islam est censé être enraciné dans la scène que rapporte le Coran et qui s’est passée avant l’histoire, voire avant la création du monde (VII, 172-173). De la sorte, tout non-musulman est objectivement un apostat, un traître par rapport à cette profession de foi seule vraiment initiale » (p. 87)
  • Au chapitre sur la sharia : « une autre conséquence de l’absence de l’idée d’une loi naturelle est que, au moins en principe, il n’existe pas de règles communes qui vaudraient pour les musulmans et les « infidèles »… La première conséquence est un renversement de perspective qui fait obstacle à la compréhension mutuelle entre musulmans et non-musulmans, là où il s’agit de porter un jugement de nature morale sur un comportement. Le non-musulman a coutume d’apprécier ledit comportement à partir de principes moraux qu’il considère comme universels. Par suite, il jugera en particulier certaines actions de Mahomet comme invalidant, sinon directement sa prétention au statut de prophète, du moins sa respectabilité… En revanche, le musulman raisonnera à l’inverse. Il prendra comme point de départ incontestable que Mahomet était le Prophète choisi et « purifié » par Dieu. Il sera donc le « bel exemple » que Dieu recommande de suivre. En conséquence, aucune de ses actions ne saurait avoir été mauvaise. » (p. 130)
  • Et autre conséquence : « Puisque le droit trouve sa source dans les commandements de Dieu, il est impossible à ceux qui adhèrent à la vraie religion de Dieu, à savoir l’islam, d’admettre la légitimité des droits des incroyants. De ce fait, leurs possessions de fait ne leur appartiennent pas vraiment comme des propriétés authentiques » (p. 132)
  • Sans compter que : « l’islam se comprend soi-même comme étant la seule religion vraie, qui a absorbé en elle la vérité de toutes les autres, et la seule qui contiennent les justes règles du bien et du mal. En conséquence, sera bien ce qui contribue à son expansion, mal ce qui l’inhibe. On pourra donc mentir au non-musulman, dissimuler sa propre adhésion, voire passer sous silence certaines exigences de la sharia, pourvu que ce soit pour favoriser le passage à l’islam de celui qu’on a le devoir de convertir. Ce sera d’ailleurs pour son bien, puisqu’il s’agit de lui éviter l’enfer» (p. 133).
  • Et enfin, pour couronner le tout et expliciter la lecture de certains versets du Coran : « En ce qui concerne l’islam, et dans les principes, il convient de se demander ce que l’on entend exactement par une « agression contre l’islam » et qui est juge du caractère offensif d’une attitude. Pour beaucoup, le simple fait de refuser à plusieurs reprises la proposition d’embrasser l’islam constitue déjà une agression» (Chapitre sur le jihad, p. 208).

Une conséquence de tout ceci aura au moins été clairement exprimée par M.Brague : « l’inanité du soi-disant dialogue inter-religieux entre chrétiens et musulmans, qui se paie de mots présents dans les trois traditions religieuses et dont le sens peut-être très différent, voire carrément opposé de l’une à l’autre » (p. 73), opinion dans laquelle il rejoint M. Alain Besançon.

Dernier regret concernant quelques fins de chapitres parfois un peu décevantes ; nous les aurions aimées plus charpentées, plus conclusives. Il en va ainsi par exemple des conclusions des chapitres sur le but dernier de l’islam et sur le jihad qui ne sont que des commentaires très spécifiques sur des citations très spécifiques également. Il en va un peu de même de la conclusion générale. Nous espérons qu’il y aura un complément pour tirer profit au mieux de la pensée, des connaissances et de la liberté de ton de M.Brague. Nous sommes demandeurs.

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