Le théologien dominicain français Thomas Michelet, auteur d’articles parus dans la prestigieuse revue "Nova et Vetera" qui est éditée par la faculté de théologie de Fribourg, analyse le texte résultant du synode. Extraits :
"Il n’aura échappé à personne que la question des "divorcés remariés" (que l’on devrait plutôt appeler "séparés-réengagés") aura été la plus âprement discutée tout au long de ce synode sur la famille, tant parmi les pères synodaux que chez les fidèles, et jusque dans le grand public – faisant même régulièrement la "une" des journaux, ce qui ne s’était pas vu depuis longtemps. Peu de questions auront finalement suscité autant d’intérêt que celle-là.
La complexité du débat se traduit dans les documents officiels, les points directement concernés étant ceux qui ont recueilli à chaque fois le moins de votes positifs, malgré des rédactions successives en vue d’obtenir un large consensus. Mais cela se retrouve également dans les conclusions les plus contradictoires des médias, qui crient selon les cas à la victoire de l’un ou l’autre camp, que ce soit d’ailleurs pour s’en réjouir ou pour le déplorer : les uns retenant l’accès au cas par cas des divorcés remariés à la communion comme inaugurant la révolution tranquille d’une Église nouvelle ; les autres, au contraire, son absence criante dans le rapport final et donc le maintien ferme du "statu quo ante".
N’opposons pas trop vite le "synode des médias" au synode réel, et reconnaissons avec honnêteté que ce conflit d’interprétation trouve au moins en partie sa source dans la formulation elle-même du texte, qui sur ce point précis manque de la clarté et de la précision que l’on aurait pu souhaiter après deux ans de travaux. Comme nous l’avions prédit au mois de juillet sur www.chiesa, il est à craindre que nombre de Pères synodaux se soient satisfaits de ce point d’accord pour des raisons au fond très différentes, voire opposées, le texte autorisant plusieurs lectures et permettant de couvrir une division qui demeure malgré tout, et qui risquera dorénavant de s’accroître si l’on ne fait pas toute la lumière. […]
Interprétés dans le cadre d’une "herméneutique de la continuité", ces deux numéros apparaissent parfaitement orthodoxes et conformes au magistère récent. Le rappel de "Familiaris consortio" n° 84 et de la Déclaration du Conseil pontifical pour les Textes législatifs permet de comprendre cette croissance comme une conversion progressive à la vérité évangélique dont on s’efforcera de traduire progressivement dans sa vie toutes les exigences. Une pastorale de l’accompagnement devra toujours viser la pleine réconciliation du fidèle et sa réadmission finale à l’Eucharistie, moyennant les conditions énoncées par "Familiaris consortio" n° 84 pour mettre fin à la "contradiction objective avec la communion d'amour entre le Christ et l'Église" que représente le réengagement avec une autre personne que son conjoint légitime, et que le Code de Droit canonique qualifie au for externe de "péché grave et manifeste". Il y a là un véritable chemin de sainteté, esquissé d’une belle manière par la fin du numéro 86, qui parle des "nécessaires conditions d'humilité, de confiance, d'amour de l'Église et de son enseignement, dans la recherche sincère de la volonté de Dieu et le désir de parvenir à une réponse plus parfaite". La reconnaissance de l’intégration dans l’Église se faisant alors au titre de "l’ordre des pénitents", comme on aurait dit jadis, avec des limites dans l’exercice des différentes fonctions ecclésiales qui se comprennent en fonction de l’objectivité de la situation désordonnée, et qui peuvent être levées à proportion de la régularisation de cette situation.
En revanche, dans le cadre d’une "herméneutique de la rupture", ces conditions et conclusions du magistère antérieur étant passées sous silence dans ce texte, on aura tendance à privilégier la relative nouveauté que représente la valorisation du for interne, au détriment du for externe. On aboutira alors à une morale de la subjectivité, plutôt que de l’objectivité, avec la difficulté d’admettre avec "Veritatis splendor" la possibilité d’"actes intrinsèquement pervers" ; l’accent étant mis surtout sur la conscience et la perception intérieure des différentes actions, décisions et circonstances. Dans ces conditions, peu importe que le Code de Droit canonique qualifie cette situation de "péché grave et manifeste", lorsqu’elle n’est pas perçue comme telle intérieurement. Et même, il vaudrait mieux le taire, plutôt que d’empiéter sur l’espace intérieur de la liberté et le sanctuaire inviolable de la conscience. On attendra donc que la personne soit en mesure de qualifier par elle-même ces actes, sans jamais intervenir dans le processus, de peur de la blesser ou d’en forcer la libre progression. Il s’agit plus ici d’une "liberté d’indifférence" que d’une "liberté de qualité". L’accompagnement se faisant alors à partir de la personne et de ce qui, en elle, peut être mis en valeur pour la faire grandir, plutôt qu’à partir d’une loi imposée de l’extérieur à laquelle elle devrait se conformer. L’intégration dans l’Église étant fonction de la subjectivité de la personne et de sa perception intérieure de sa propre situation. Dans ces conditions, si elle décide "en conscience" qu’elle n’a pas commis de péché et qu’elle peut communier, qui sommes-nous pour la juger ? Le progrès spirituel pouvant se traduire ensuite paradoxalement par un mouvement de retrait à mesure de la perception de son péché ou du désordre objectif : prenant la décision de ne plus communier parce qu’elle en comprend seulement alors la raison ; renonçant à certaines tâches dans l’Église parce qu’elle en comprend seulement alors le possible contre-témoignage public, eu égard à "l’exemple qu’elle offre aux jeunes qui se préparent au mariage".
Ces deux logiques sont présentées ici en opposition, il n’est cependant pas exclu qu’il puisse se trouver dans l’une et l’autre des aspects positifs et des limites, d’où l’intérêt de les mettre en perspective ; l’erreur elle-même pouvant servir à manifester davantage la vérité. La limite de la pure logique de l’objectivité se trouvant dans la considération qu’il faut du temps et des étapes pour aller à la vérité, pour que cette vérité soit accueillie non seulement comme vraie en soi mais vraie pour soi, désirable et bonne, et finalement possible à vivre et fructueuse. La limite de la pure logique de la conscience se trouvant dans l’affirmation de la possibilité d’une conscience erronée, et dans la nécessité évangélique de la libérer de cette erreur, pour qu’elle devienne ce qu’elle est, effectivement libre, en acte et pas seulement en puissance : "Vous connaîtrez la vérité et la vérité vous libérera" (Jn 8, 32).
Notons pour finir une certaine inquiétude sur le vocabulaire du numéro 84 qui oppose "exclusion" à "intégration". Ce n’est pas un vocabulaire habituel en théologie. En revanche, il est typique de l’idéologie égalitariste qui anime en particulier les mouvements LGBT et le libérationisme en général sur un vieux fond de dialectique marxiste, avec une tendance nouvelle nihiliste. Ce n’est plus la lutte des classes, mais l’abolition de toutes classes, différences, catégories, statuts… et donc la disparition de la vraie justice qui accorde à chacun selon sa part ("suum cuique tribuere"), qui n’est pas nécessairement la même pour tous, car les situations ne sont pas nécessairement les mêmes. Si l’on commence à admettre ce genre d’opposition mondaine dans un document ecclésiastique, c’est la porte ouverte à d’autres catégories de populations (personnes à tendance homosexuelles, femmes par rapport au clergé masculin, etc.) qui viendront se plaindre de leur "exclusion" pour revendiquer leur pleine "intégration" dans l’Église. Il serait donc judicieux d’exprimer autrement le souci de communion à l’égard de ceux qui ne sont pas actuellement en pleine communion avec l’Église, du fait d’une situation objectivement désordonnée qui rend impossible leur admission à l’Eucharistie, et de réaffirmer plutôt la charité qui nous presse de tout faire pour les conduire en vérité à la pleine communion ecclésiale, dans la conformité aux exigences évangéliques.
La "Relatio synodi" n’a aucune valeur magistérielle en tant que telle, elle n’est qu’un document adressé au Pape pour qu’il prenne lui-même une décision. On peut donc espérer que dans une exhortation apostolique post-synodale, le Pape détermine clairement la ligne à tenir. Ou bien qu’un document de la Congrégation pour la doctrine de la foi apporte les précisions nécessaires, par exemple sous forme de rappel de la juste interprétation des documents magistériels, selon une herméneutique de la continuité.
À défaut, que pourrait-il se passer ? Chacun va pouvoir rentrer chez soi satisfait, dans la certitude d’avoir obtenu ce qu’il voulait et évité le pire que réclamait le camp adverse. Or un accord obtenu sur fond d’ambiguïté ne fait pas une unité : il couvre plutôt une division. Les pratiques pastorales déjà existantes pourront continuer à exister et à se développer, les unes sur fond d’herméneutique de la continuité et les autres sur fond d’herméneutique de la rupture. Le renvoi à la décision pastorale de chaque prêtre et du fidèle "en conscience" permettra d’établir, document à l’appui, une grande variété de solutions pastorales, les unes pleinement conformes à l’orthodoxie et à l’orthopraxie, les autres plus discutables.
À terme, si dans un pays les prêtres encouragés par les "lignes directrices" de leurs évêques finissent par établir des pratiques pastorales identiques, mais divergentes de celles d’autres pays, cela pourrait aboutir à un schisme de fait, légitimé de chaque côté par une double lecture possible de ce document. On arrive donc à ce que nous avions déjà présenté en juillet comme une situation à craindre, si le synode ne parvenait pas à tracer une ligne claire. Nous y sommes."