D’Antoine de Lacoste pour Politique Magazine :
Voilà vingt ans que le sultan Erdogan en rêvait : bénéficier d’un corridor reliant la Turquie à l’Azerbaïdjan lui permettant ainsi l’accès à la Mer Caspienne et, au-delà, à l’ensemble de l’Asie centrale.
Le début du corridor est facile à réaliser : un tout petit lien frontalier existe entre la Turquie et l’Azerbaïdjan. Il donne accès à l’enclave azérie du Nakhitchevan. D’une superficie de 5500 km2 et peuplé d’environ 400 000 habitants, ce territoire appartenait à l’Arménie historique. Son nom est d’ailleurs purement arménien et signifie littéralement « l’endroit de la descente », allusion à la descente du Mont Ararat par Noé après le déluge. Mais son histoire fut mouvementée et il dut subir les assauts continus des Ottomans à l’ouest et des Perses à l’est. Conquis finalement pat la Russie en 1828, il fut ensuite remis à l’Arménie. Malheureusement, contre toute logique géographique, Lénine et Staline décidèrent en 1921 de donner le Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, une des républiques fédérales soviétiques, tout comme l’Arménie.
Il y avait alors à peu près parité entre les populations arméniennes et azéries. Mais les Soviétiques se méfiaient des Arméniens chrétiens et favorisèrent les Azéris musulmans encourageant les Arméniens à partir, ce qu’ils firent assez rapidement. Aujourd’hui, il n’y en a plus.
Après l’enclave du Nakhitchevan, il y a la pointe sud de l’Arménie, puis l’Azerbaïdjan. Le souhait turc, depuis le cadeau soviétique du Nakhitchevan à l’Azerbaïdjan, est d’obliger l’Arménie à céder une bande de terre, le long de la frontière iranienne appelée le corridor de Zanguezour. Demande délicate bien sûr, se heurtant à un refus des dirigeants arméniens successifs.
LA PERTE DU HAUT-KARABAGH
L’affaire du Haut-Karabagh va tout relancer. Il s’agit encore d’une histoire d’enclave, arménienne cette fois, en plein territoire azéri. Après l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, une guerre impitoyable opposa l’Arménie à l’Azerbaïdjan, ces deux républiques soviétiques qui ne s’aimèrent jamais. Les Arméniens furent vainqueurs et l’enclave chrétienne du Haut-Karabagh vit se desserrer l’étau musulman, d’autant que les Arméniens expulsèrent brutalement les milliers d’Azéris qui vivaient entre l’Arménie et le Haut-Karabagh, depuis des siècles pour certains.
Cette épuration ethnique, il faut bien l’appeler ainsi, eut de lourdes conséquences. Depuis leur défaite, et l’afflux de dizaines de milliers de réfugiés azéris à Bakou, le dictateur Aliev, puis son fils, ne rêvaient que d’une chose : la revanche.
Le garant de la sécurité arménienne était alors la Russie dont des troupes stationnaient à la fois en Arménie et en Azerbaïdjan. A plusieurs reprises, Vladimir Poutine attira l’attention des Arméniens sur cette revendication d’Aliev concernant le retour des réfugiés azéris sur leurs terres devenues désertes. Les Arméniens, malgré leur proximité avec la Russie, firent la sourde oreille.
Tout changea avec l’élection de Nikol Pachinian en 2018. Résolument pro occidental, il coupa progressivement les ponts avec la Russie. Mais en 2020, l’armée azérie attaqua brutalement le Haut-Karabagh. Cette fois, il ne s’agissait pas seulement de récupérer les terres azéries mais de mettre également la main sur l’enclave chrétienne du Haut-Karabagh.
Les Arméniens étaient confiants mais n’avaient pas compris qu’ils avaient une guerre de retard. Les drones turcs Bayraktar détruisirent leurs chars et les systèmes électroniques israéliens permirent à l’Azerbaïdjan de dominer le champ de bataille. De plus, les Turcs envoyèrent en renfort des milliers d’islamistes syriens de la province d’Idleb. Les Arméniens, courageux mais mal commandés et mal équipés, reculèrent jusqu’au moment où les Russes intervinrent.
Ils contraignirent les Azéris à interrompre leur offensive. Ces derniers avaient atteint une partie de leurs objectifs mais pas la totalité. Une partie du Haut-Karabagh resta donc aux mains des Arméniens et fut reliée au reste de l’Arménie par un corridor appelé Latchine et protégé par les Russes.
L’ARMENIE COUPE LES PONTS AVEC LA RUSSIE
C’est alors que le premier ministre Nikol Pachinian décida de tourner définitivement le dos à la Russie à qui il devait pourtant beaucoup. Les dirigeants européens se succédèrent à Erevan promettant tout ce que l’on voulait en matière de sécurité. Dès lors, les Russes mirent beaucoup moins d’énergie à sécuriser le corridor de Latchine qui permettait d’approvisionner le Haut-Karabagh.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et le départ de la région de la plupart des forces russes créèrent un vide que les occidentaux ne vinrent évidemment jamais combler. Aliev n’avait plus qu’à achever le travail et envoya ses troupes attaquer ce qui restait du Haut-Karabagh chrétien en septembre 2023. Pachinian ne mobilisa même pas son armée et les quelques milliers de volontaires du Haut-Karabagh furent balayés en quelques heures.
Comme prévu, une épuration ethnique et religieuse se déclencha immédiatement. Les 110 000 chrétiens du Haut-Karabagh s’enfuirent précipitamment vers l’Arménie laissant tout derrière eux. Pachinian ne vit même pas cela comme une défaite ni comme un désaveu de sa stratégie pro-occidentale : il avait tiré un trait sur le Haut-Karabagh.
La commission de Bruxelles ayant passé un important contrat gazier avec l’Azerbaïdjan, l’Europe ne s’opposerait plus jamais à l’Azerbaïdjan et c’est donc vers Donald Trump que Pachinian s’est tourné pour assurer la sécurité de l’Arménie.
Se doutant que le corridor de Zanguezour risquait de lui être arraché de force un jour, il a préféré anticiper et proposer à Donald Trump de lui louer cette bande de terrain convoitée par les Turcs et les Azéris.
C’est ainsi que le 8 août 2025, une déclaration a été signée à Washington par Nikol Pachinian et Ilham Aliev sous le patronage de Trump qui ne cachait pas sa satisfaction.
Les termes de cette déclaration sont pour le moins originaux. Tout d’abord, l’Arménie doit officiellement renoncer à toute velléité sur le Haut-Karabagh et, pour cela, modifier sa constitution. Ce sera fait. Mais le plus important concerne la mise en place du corridor qui sera cédé pour 100 ans à une société privée américaine sous le nom de « Voie Trump pour la paix et la prospérité internationale » (TRIPP en anglais). Rien que ça.
Ce corridor est appelé à un grand avenir. D’une longueur de 42 kilomètres, il verra la construction d’une route, d’une voie de chemin fer, de réseaux de télécommunications et, bien sûr, d’un gazoduc et d’un oléoduc. Il permettra donc le transport des hydrocarbures depuis l’Asie centrale et la Mer Caspienne vers la Turquie puis l’Europe.
Tout cela sera extrêmement coûteux et prendra du temps mais les impacts géopolitiques seront considérables si le projet va jusqu’au bout (dans le Caucase tout est possible).
UN SUCCES POUR DONALD TRUMP
Il s’agit incontestablement d’un important succès personnel de Donald Trump qui se pose une fois de plus en faiseur de paix. De plus, pour la première fois depuis sa mainmise ratée sur la Géorgie, l’Amérique s’implante dans le Caucase, à un endroit stratégique. Pour les Russes, c’est la confirmation d’une perte d’influence, voulue par l’Arménie de Pachinian, au profit de l’Amérique, de la Turquie et de l’Azerbaïdjan. Avec ce dernier, les relations s’enveniment sérieusement. Vladimir Poutine a longtemps fermé les yeux sur l’aide discrète d’Aliev à l’Ukraine mais, avec cet accord et les récentes déclarations du dictateur azéri contre la Russie, le masque est jeté. La riposte n’a pas tardé comme l’a montrée la récente destruction d’un terminal pétrolier à Odessa appartenant à la société azerbaïdjanaise SOCAR.
Mais c’est pour l’Iran que la défaite est la plus importante. Si ce corridor se réalise, elle n’aura plus de frontière avec l’Arménie, qui était une échappatoire. Ce sera le voisinage du corridor américain et d’une longue frontière avec l’Azerbaïdjan. Rappelons que ce pays est devenu une succursale de l’espionnage électronique israélien. Un souci de plus pour la grande puissance chiite.
Antoine de Lacoste