De Cyril Farret d’Astiès :
La liturgie, depuis juin 2021 et le motu proprio Traditionis custodes, est de nouveau un champ de bataille. Ce n’est pas une image. On a ainsi appris que dans l’archidiocèse de Westminster était interdit cette année le Triduum pascal dans sa forme traditionnelle. Il s’agit même d’une guerre totale puisque le pape souhaite l’éradication de la liturgie traditionnelle :
« Les livres liturgiques promulgués par les Saints Pontifes Paul VI et Jean-Paul II, conformément aux décrets du Concile Vatican II, sont la seule expression de la lex orandi du Rite Romain » (motu proprio Traditionis custodes). Aussi le pape François prend « la ferme décision d’abroger toutes les normes, instructions, concessions et coutumes antérieures à ce Motu Proprio » (lettre explicative aux évêques).
Il ne s’agit cependant pas d’un Blitzkrieg. Force est de constater, Dieu aidant, que nombre de cardinaux, d’évêques, de prêtres, de religieux, de fidèles, sans toujours bien comprendre ni connaître le trésor dont nous vivons, en toute fraternité et charité, appliquent le conseil de Gamaliel :
« Et maintenant, je vous le dis, ne vous occupez plus de ces hommes, et laissez-les aller. Si cette entreprise ou cette œuvre vient des hommes, elle se détruira ; mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courez pas le risque d’avoir combattu contre Dieu. » (Actes 5:38-39).
Mais à côté de ces batailles qu’il faut bien mener, et sans perdre de vue que tout est dans les mains de Dieu, un travail plus intellectuel se poursuit. Un travail de diffusion et de pédagogie en faveur de la liturgie traditionnelle. Que l’on songe par exemple aux deux colloques organisés à la maison de la Chimie en 2022 et 2023, mais aussi les rencontres Pax Liturgica organisées à Rome depuis plusieurs années dans le cadre du pèlerinage du Peuple Summorum Pontificum.
On pourrait à l’opposé évoquer les colloques portés par les tenants de la réforme, organisés ces dernières années à Paris : colloque « Desiderio desideravi » du Service national de la pastorale liturgique et sacramentelle en 2023 et colloque « Formé à et par la liturgie » organisé en 2024 à L’Institut catholique de Paris dont Paix Liturgique a donné témoignage en son temps.
D’autres colloques, moins populaires, plus scientifiques, se poursuivent pour approfondir la connaissance de la liturgie traditionnelle. Ce sont les colloques du Centre international d’études liturgiques. Ces colloques ont vu le jour en 1994 pour « faciliter la piété par une meilleure connaissance de la liturgie de l’Église ». Des contributeurs variés et reconnus ont toujours participé à ces éditions ; y compris des acteurs importants de la réforme (on songe aux pères Bouyer, ou Gy), ou de hautes autorités de l’Église : les cardinaux Stickler, Oddi ou Medina Estevez.
L’édition 2024, qui cette année encore s’est tenue à Rome, abordait un sujet de grande importance : la concélébration et les messes privées dans l’histoire de la liturgie. Il est inenvisageable de dresser un panorama exhaustif des échanges et des contributions mais que l’on nous permette tout de même de livrer quelques miettes pour mettre en appétit et pousser les lecteurs à demander la publication des actes.
On sait combien l’exigence de concélébration est une pierre d’achoppement. Combien est exigée cette pratique comme manifestation de sincérité et de communion ; le colloque n’avait pas pour objectif premier de répondre à ces préoccupations actuelles mais d’éclairer le sujet de plus loin et de bien plus haut.
Le professeur Rubén Peretó Rivas de l’université de Cuyo en Argentine, spécialiste de la philosophie médiévale et président du CIEL, a introduit le thème de cette édition 2024 en rappelant opportunément que la connaissance de la liturgie, au-delà des approches pastorales ou militantes, mérite des approfondissements scientifiques et des discussions dans la sphère académique.
Le chanoine Guitard de l’Institut du Christ-Roi Souverain Prêtre, s’appuyant sur ses travaux de mémoire de licence, démontrait que la célébration privée de la messe est très probable dès le VIe siècle et très vraisemblable aux premiers siècles de l’Église. Cette pratique, généralisée à l’époque carolingienne, est le résultat d’un développement organique qui est le propre de la liturgie : « croissance lente, progressive, contrôlée – quoique non imposée – par l’autorité ». Le chanoine rappelait le caractère ontologiquement public et social de la messe quand bien même est-elle célébrée privément. À son heure le chanoine Drillon insistera lui aussi sur ce point crucial. Il est d’ailleurs sidérant de constater que la nouvelle messe perd de vue cet aspect ; c’est ce qui apparaît par exemple dans le n° 254 de la Présentation générale du missel romain qui indique qu’en cas de célébration sans ministre ni fidèle (ce qui est déconseillé par l’Église depuis des siècles) « les salutations, les monitions et la bénédiction à la fin de la messe sont omises. »
Le chanoine Stéphane Drillon du diocèse de Nice, dans un exposé d’une très grande rigueur de démonstration (toute juridique), présentait un état des lieux du statut canonique de la concélébration. De sa communication qui n’intéresse pas uniquement la liturgie traditionnelle mais également (et ils sont probablement plus nombreux qu’on ne le pense) les praticiens de la liturgie de Paul VI, il ressort que le droit positif (canon 902) garantit la liberté de ne pas concélébrer qui est une simple possibilité. Le chanoine s’interrogeait sur les « pressions psychologiques subies » (particulièrement par les jeunes prêtres dans les diocèses ou les communautés religieuses) et constatait que le canon 1378 sur les abus de pouvoir n’est jamais évoqué pour faire respecter le droit à ne pas concélébrer. On trouvera de larges extraits de cette intervention sur le Salon Beige.
Le professeur Philippe Bernard de l’École pratique des hautes études, quant à lui, s’est intéressé aux partisans et adversaires de la multiplication des messes sur une vaste période allant des carolingiens au XVIIIe siècle. Une réflexion du professeur au détour de ce riche exposé me semble intéressante pour éviter les anachronismes mais aussi pour éclairer la liturgie dans sa profonde réalité :
« on ne cherche pas à répondre à une demande qui serait exprimée par des consommateurs de sacré, mais à glorifier Dieu, à bénéficier des suffrages des clercs (…). C’est cette mentalité qui explique la multiplication des églises votives, (…) qui explique cette multiplication des autels et des messes à la fin du VIe siècle (et certainement pas) un élan d’utilitarisme moderne qui nous est spontanément familier ».
Rappelons-nous, en effet, combien la liturgie est d’abord et avant tout un culte et non une pastorale (ceci n’excluant d’ailleurs pas cela).
Le professeur Manfred Hauke, prêtre, professeur de dogmatique à la Faculté de théologie de Lugano, prononçait une conférence très riche et probablement centrale pour entrer au cœur de la problématique liée à la concélébration : les fruits sacramentels de cette pratique à présent systématisée. Ne perdons en effet jamais de vue les quatre fins du sacrifice eucharistique : demande, action de grâces, pardon, et louange. Le conférencier échafaudait son évaluation à partir de trois courants différents : l’un, qu’il rattache aux travaux de Karl Rahner, repousse la concélébration estimant indifférent pour le prêtre de concélébrer ou de participer parmi les fidèles ; un deuxième courant affirmant la valeur sacramentelle distincte de chaque messe et qui conduit logiquement à multiplier les célébrations individuelles ; le troisième courant étant convaincu que les fruits sacramentels dépendent de l’acte sacramentel de chaque célébrant et qu’il n’y a donc pas de raison dogmatique de limiter la concélébration. Que l’on nous permette une remarque complémentaire : ces préoccupations théologiques sur les fruits sacramentels sont le cadet des soucis de l’immense majorité des zélateurs de la concélébration. Leur approche est, avant toute chose, pastorale et démonstrative. Elle se focalise sur la communion manifestée par l’unité autour de l’évêque (mais le plus souvent entre confrères) ce qui est extrêmement réducteur.
Le père Michael Shami, prêtre maronite de l’éparchie de Los Angeles est doctorant en études liturgiques. Introduisant sa contribution consacrée à la concélébration dans le rit syro-maronite, il rappelait cette question qu’il aime poser à ses étudiants : « Voulez-vous savoir comment est-ce pratiqué couramment ou pratiqué correctement ? ». Son étude démontre une influence latine certaine à partir du XVIIe siècle et permet de rappeler certains aspects de la concélébration cérémonielle qu’il faut distinguer de la célébration sacramentelle. Dans sa conclusion il invitait à réfléchir « sur l’utilisation monolithique du terme de concélébration » et posait une question fondamentale : « qu’est-ce que le concélébrant pense faire ? ».
L’abbé Claude Barthe que l’on ne présente plus, étudiait la majestueuse concélébration de la messe pontificale du jeudi saint en usage à Lyon jusqu’en 1965. Il montrait avec force détails que la rareté (quatre à huit fêtes seulement en fonction des siècles) et la disparition de la concélébration dans la liturgie romaine s’explique par son caractère très hiérarchique mais également par l’approfondissement doctrinal concernant les fruits du sacrifice qui conduisit d’ailleurs à la généralisation de la célébration privée de la messe.
On peut probablement apporter des arguments contraires et présenter des objections sur tel ou tel point à ces conférenciers qui ne sont pas des amateurs. Mais il nous semble bien difficile de les négliger.
Quel malheur donc de ne pouvoir parvenir à débattre posément entre catholiques de ces sujets si importants, si intimement liés à la foi que nous proclamons pourtant dans le Credo.
Je vois trois raisons différentes à ce refus :
- Le désintérêt total pour la contemplation des mystères révélés par Dieu à son Église au profit d’une religiosité sentimentale et plastique.
- Le refus du débat par posture d’autorité.
- La fuite du débat par carence d’argument.
Mais il n’est pas interdit d’espérer puisque tout est dans les mains du Bon Dieu.
Cyril Farret d’Astiès