A l’occasion de la sortie du livre “Pour l’amour de l’Eglise” qui consiste en une série d’entretiens avec Mgr Bernard Fellay réalisés avec Robert Landers de 2016 jusqu’au début de l’année 2019, le Salon Beige a obtenu l’autorisation des éditions Via Romana d’en publier quelques extraits.
La Fraternité [Saint-Pie-X] n’est pas liée à une école spirituelle particulière ?
Non… Nous puisons dans toutes les écoles de spiritualité. Nous nous mettons à l’école des ordres contemplatifs pour apprendre à prier, des bénédictins pour acquérir un vrai esprit liturgique, des ordres prêcheurs ou missionnaires pour développer notre zèle apostolique… Nous prenons tout, en évitant les particularismes. Chez nous, chacun peut se sentir à l’aise. Nous avons toutes les facettes de la spiritualité catholique.
Un peu à la manière de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus, qui disait : « Dans le cœur de l’Église, ma mère, je serai l’amour » ? Au fond elle se sentait une âme de missionnaire, une âme de contemplative, une âme de prêtre…
Oui ! Les circonstances historiques et la détresse spirituelle des fidèles nous ont imposé cette spiritualité pour ainsi dire universelle. Nous avons pris en charge un apostolat que nous n’avons pas inventé. Après le concile, alors que nombre de catholiques se sentaient délaissés et n’arrivaient plus à s’y retrouver, beaucoup sont venus vers nous, en disant : « Donnez-nous à manger » ! C’est cette famine spirituelle que nous appelons « l’état de nécessité ». Nous cherchons à donner aux âmes la nourriture dont elles ont besoin pour aller au Ciel.
À la fondation du séminaire à Écône, votre fondateur a voulu que chaque étudiant commence par une année consacrée à poser les fondements de la vie spirituelle. C’était une intuition de précurseur, me direz-vous… Aujourd’hui la plupart des séminaires en ont une.
Oui, c’est vrai. C’est une idée du concile ! Lorsqu’il était au séminaire français à Rome et suivait les cours à la Grégorienne, Monseigneur Lefebvre déplorait l’absence d’un cours spécial de spiritualité intégré au cursus, qui aurait permis à tous de découvrir le monde de la grâce. Monseigneur estimait que le prêtre avait besoin d’un tel cours. C’est pourquoi il a institué une année de spiritualité qui est un peu comme un noviciat. Durant cette année, les professeurs insistent sur la vie spirituelle, l’oraison et la prière, mais aussi ce qu’on appelle la théologie ascétique et mystique.
Les vocations sont rares aujourd’hui dans les pays occidentaux, quelle raison voyez-vous à cela ?
La question de la vocation est d’abord celle de l’appel de Dieu. Je suis intiment persuadé que Dieu continuer d’appeler aujourd’hui les âmes, comme hier ou avant-hier. Cependant, il faut y répondre. Là est le problème. Pourquoi l’homme d’aujourd’hui souvent ne répond-il pas à cette vocation ? Les causes sont diverses. Cependant, la société de consommation est un grand obstacle. Elle n’aide pas à répondre à l’appel de Dieu. L’esprit du monde entre dans la vie des jeunes plus profondément qu’autrefois par la radio, la télévision, les écouteurs et tous ces « machins ». Il y a là une influence du monde qui s’oppose à Dieu et à la vocation, plus grande qu’autrefois. Je suis sûr qu’il y a quantité de vocations qui sont étouffées par ce bruit du monde. Nous le constatons chez les jeunes gens qui profitent de l’année d’« humanités » dans nos maisons. Désormais, avant l’année de spiritualité, dans plusieurs de nos séminaires, nous proposons une année d’études littéraires sans lien direct avec le sacerdoce. Néanmoins, comme les jeunes se trouvent dans un climat protégé par rapport au monde, cette année favorise l’éclosion de vocations sacerdotales. Ces jeunes qui entrent ensuite au séminaire n’auraient probablement pas eu la perception nette de l’appel du bon Dieu, s’ils étaient restés dans le monde…
Intégrez-vous quelque chose de particulier, et quoi, pour contribuer à la maturation psycho-affective des adolescents, des post-adolescents ou des jeunes adultes qui ont besoin d’être équilibrés dans leur être humain pour pouvoir répondre à l’appel de Dieu ?
Vous évoquez une grave question à laquelle nous réfléchissons depuis des années. Nous constatons tous ce manque de maturité. À mon avis, il est fondamental que les jeunes découvrent qu’ils peuvent donner quelque chose aux autres. Le contact avec la souffrance humaine est bénéfique. Le fait de côtoyer des gens démunis, des personnes âgées ou malades, aide à entrer dans le monde réel et acquérir cette maturité que le service militaire contribuait un peu à donner autrefois.
Aujourd’hui, la pornographie, le libéralisme des mœurs, la drogue… sont très répandus. Les jeunes sont souvent affectés par des addictions dont ils doivent guérir avant d’entreprendre un chemin de croissance, au séminaire par exemple ?
Certainement.
Comment faites-vous face à ces problèmes pour que les futurs prêtres soient des hommes sains d’esprit et de corps ? Ce sujet est d’ailleurs une réelle préoccupation des autorités dans l’Église.
Dans ces domaines, nous avons les mêmes problèmes que tout le monde. Il n’y a pas de miracles. Face à une addiction, il faut s’assurer que la guérison soit réelle. Priver quelqu’un de ses addictions pendant le séminaire, le sevrer, c’est une démarche négative qui ne suffit pas. Il convient d’y ajouter la vertu qui passe par la maîtrise de soi, l’abnégation, le renoncement. Si un séminariste n’acquiert pas ces qualités, les lendemains seront tragiques. Dans ce domaine, la vie intérieure est primordiale. Il y a dans le séminaire suffisamment de moyens et de grâces pour acquérir les vertus. Il revient à chaque séminariste, avec l’aide de son directeur spirituel, de faire en sorte que la vertu devienne une réalité vécue.
Est-il plus difficile aujourd’hui de vivre le célibat consacré qu’il y a un siècle ?
Objectivement, il y a plus de tentations aujourd’hui. Cependant, le bon Dieu donne les grâces nécessaires aux consacrés. Si Dieu dans sa sagesse établit le célibat consacré, il donne la grâce pour en vivre. Cette grâce est proportionnée aux circonstances…
Comment un prêtre peut-il être un homme de doctrine et en même temps avoir « un cœur de chair » ?
C’est tout à fait compatible. Le prêtre a besoin d’acquérir une science non seulement spéculative, mais aussi pratique, qui regarde l’agir de l’homme et l’application des principes à la singularité des situations. Souvent, les prêtres rigides ne prêtent pas assez attention aux circonstances. En outre, les prêtres font parfois preuve de raideur, parce qu’ils ont peur et cherchent une fausse sécurité. Un prêtre serein qui s’appuie sur le bon Dieu n’a pas de raison d’avoir peur. Il n’est donc pas rigide. Seule la vertu permet d’éviter la rigidité et son contraire, le laxisme. Le chemin de la vertu est un juste milieu, un sommet entre deux abîmes. Il n’est pas évident à trouver. Chacun doit demander à Dieu sa lumière pour voir clair, mais aussi prendre le temps de réfléchir. Comment agir dans tel cas ? Faut-il être plus clément ? Dans quelle mesure convient-il de tempérer la justice par la miséricorde ? Ici, nous sommes dans l’ordre de l’agir et des applications pratiques. Tout ceci ne s’apprend pas seulement dans les livres…
Refusez-vous par principe toute adaptation pédagogique, pratique ou même de langage qui permette de toucher les cœurs dans le monde tel qu’il est ? On a pu entendre que dans la Fraternité, il ne fallait pas changer quoi que ce soit, parce que sinon tout allait s’écrouler…
Il y a un équilibre à trouver. Je crois que des adaptations sont possibles. Il est évident qu’il ne faut pas parler de la même manière aux petits enfants qui se préparent à leur première communion et aux adultes. La même vérité peut être transmise avec des mots et des exemples différents. Il faut bien distinguer le fond et la forme du discours. La vérité ne doit jamais être déformée, cachée ou tronquée. Elle doit être transmise intégralement. Cependant, la forme du discours n’est pas immuable. Le bon pédagogue est celui qui sait trouver les mots justes et appropriés à son auditoire, tout en restant parfaitement fidèle à la vérité qu’il veut transmettre.
Quelles sont les qualités qui font selon vous un bon prêtre ?
Le prêtre doit être un homme de foi, mais aussi un homme intérieur. La foi et l’union à Dieu sont primordiales, car le prêtre est vraiment l’homme de Dieu. En outre, le prêtre doit être humble, tout en étant animé du zèle de Notre Seigneur pour gagner les âmes à Dieu.
Formez-vous vos prêtres d’abord pour vos fidèles : ceux de vos écoles, de vos mouvements ? Ou ces prêtres sont-ils, ou seront-ils demain, capables de s’adresser au tout venant ?
La formation que nous dispensons dans nos séminaires est universelle. Elle permet aux prêtres de s’adresser à tous les hommes, sans exception. Il est vrai que notre apostolat touche principalement les fidèles dits conservateurs ou traditionalistes. Cependant, il n’y a pas que de telles personnes qui viennent dans nos chapelles. L’enseignement donné par nos prêtres n’est pas « réservé » à un milieu particulier. S’ils ont bien assimilé ce qu’ils ont reçu, les prêtres ont les moyens de faire du bien à tout le monde.
Que dire lorsque certaines personnes, pour diverses raisons, font de tel ou tel prêtre un gourou, ont une relation trop « intense » avec lui ? À l’inverse, n’y a-t-il pas des prêtres qui agissent avec leurs ouailles comme s’ils étaient Dieu pour elles ?
Je crois avoir vu tous les cas de figure. Cette situation n’est pas liée à la Fraternité. Elle est due à la nature humaine. Quand il y a les hommes, il y a de l’hommerie… Parfois, le prêtre est tenté de chercher un lien trop affectif avec ses ouailles. Dans ce cas, plutôt que de conduire les âmes à Dieu, il se recherche et c’est dangereux. Un jour, une infirmière me disait que dans ses visites à domicile, elle veillait strictement à ne pas sortir du champ de ses devoirs professionnels. Elle s’occupait des malades et les soignait, puis partait tout simplement. C’est exactement ce que doit faire le prêtre. Il doit éviter tout ce qui est consolation humaine. Il a pour rôle de donner la consolation du Seigneur aux âmes, non la sienne.
Comme saint Vincent de Paul qui, tout en donnant du pain, n’en donnait pas moins et surtout Jésus-Christ.
Exactement.
Et en même temps le faire au nom du Christ.
Voilà. Le prêtre doit faire son devoir d’état, c’est-à-dire enseigner la vérité, faire du bien aux âmes, accompagner… Il revient au prêtre d’accomplir son devoir généreusement puis de s’effacer comme le docteur qui passe d’un malade à l’autre. Après avoir soigné un malade, il ne reste pas près de lui, sous prétexte que sa présence lui est agréable. Il va vers les autres malades. Jésus donne l’exemple. Il s’occupe de ses brebis qui lui offrent un accueil très sympathique, mais rapidement il ajoute : « J’ai d’autres brebis, je dois m’occuper d’elles ».
Comment le prêtre peut-il vivre dans son apostolat cette amitié qui peut naître avec des personnes ? Est-ce quelque chose de délicat, c’est pourtant important pour son équilibre personnel ?
C’est très important. Monseigneur Lefebvre a voulu la Fraternité comme une société de vie commune, pour que les prêtres trouvent soutien et réconfort auprès de leurs confrères, et non auprès d’âmes sœurs, ce qui est toujours extrêmement dangereux. Aujourd’hui, un prêtre qui est seul est souvent objectivement en danger, parce qu’il subit des pressions énormes de tous côtés. Certes, il ne faut pas déshumaniser et désincarner le prêtre. Chacun a besoin de soutien et de soulagement. En outre, comme le prêtre est en relation avec les autres dans son ministère, nécessairement des liens et des attaches se créent. Ces amitiés qui naissent sont légitimes, à condition qu’elles soient vécues dans la perspective du bon Dieu. Lorsqu’elles se situent à un niveau purement humain, il y a un danger pour le prêtre. Une constante vigilance est requise pour que ces attaches demeurent dans l’ordre voulu par Dieu.